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Markus Öhrn « Mettre un peu de sel dans les plaies de notre société »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 6 août 2017

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en publiant tout l’été une série de portraits d’artistes. Figure établie ou émergente du spectacle vivant, chacune de ces personnalités s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici le metteur en scène Markus Öhrn.

Initialement vidéaste, le plasticien suédois Markus Öhrn orchestre depuis maintenant une dizaine d’années des spectacles rock’n’roll aux formes hybrides. Il collabore notamment avec la compagnie finlandaise Nya Rampen et suédoise Institutet avec lesquels il créé des pièces qui tournent aujourd’hui aux quatre coins de l’Europe et dans les plus grands festivals. Cette année, Markus Öhrn a présenté la seconde partie de son projet Adventskalender (24 performances en 24 jours), Wir Sind Die Guten à la Volksbühne à Berlin pendant 11 jours et un opéra dans le cadre du festival Maifestspiele à Wiesbaden pour 8 chanteurs et 2 lanceurs de cocktails molotov. Sa dernière création Sonata Widm (La Sonate des Spectres) avec les acteurs polonais de l’ensemble du Nowy Teatr sera présentée pour la première fois en France au théâtre Nanterre Amandiers du 19 au 22 janvier 2018.

Quel est votre premier souvenir de théâtre ?

J’ai grandi dans un petit village du nord de la Suède, ma famille n’allait pas au théâtre lorsque j’étais jeune alors mon premier souvenir ne remonte pas très loin. C’était une pièce du collectif Theatre Terrier, compagnie théâtrale suédoise de Malmö, jouée en extérieur dans un chapiteau de cirque. C’était une sorte de grande loterie absurde à laquelle les spectateurs participaient.

Quels spectacles vous ont le plus marqué en tant que spectateur ?

John Gabriel Borkman d’Ibsen mise en scène par Vegard Vinge, Ida Müller et Trond Reinholdtsen à la Volksbühne im Prater à Berlin en 2011. Cette expérience a profondément changé la façon que j’ai de regarder le théâtre et l’art en général, elle restera gravée en moi pour le reste de ma vie. Sinon, dans un autre style, ce sont les concerts de musique Noise et de Black Metal qui sont la source d’inspiration la plus importante pour mon travail.

Quels sont vos souvenirs les plus intenses en tant qu’interprète ?

Lorsque j’ai été fouetté et tatoué sur la poitrine par des ménagères italiennes en direct pendant ma pièce Azdora créée dans le cadre du Santarcangelo Festival en 2015. Ce projet était un hommage à ma grand-mère Eva Britt décédée en 2011. Avant sa mort, je lui ai demandé ce qu’elle ferait de différent si elle pouvait revivre sa vie encore une fois. Elle m’a répondu qu’elle aurait voulu être plus destructrice dans sa vie, essayer de faire quelque chose de mal. Elle a vécu toute sa vie en étant une bonne personne, manquant d’agir parfois sur certains aspects sombres de sa personnalité. Suite à ça, j’ai décidé de créer le projet Azdora où j’ai travaillé avec un groupe de ménagères italiennes de Santarcangelo avec qui j’ai créé un groupe Black Metal Noise. Pendant toute la durée du festival, elles faisaient chaque jour des rituels différents, et l’un de ces rituels fut de tatouer le nom de ma grand mère sur mon corps et de me fouetter avec des lanières de cuir. C’était une expérience transcendantale.

Quelles rencontres artistiques ont été les plus importantes dans votre parcours ?

Sans aucun doute ma collaboration avec les groupes Nya Rampen et Institutet avec qui j’ai réalisé la trilogie composée des pièces Conte d’Amour en 2010, We Love Africa and Africa Loves us en 2012 et Bis Zum Tod en 2014. Avant 2010, je n’avais fait que des installations vidéos et ils ont été les premiers à m’inviter à faire quelque chose dans le champ du théâtre. Ils m’ont d’abord proposé de faire des vidéos pour leurs performances, puis j’ai commencé à travailler avec eux pour mes propres vidéos. En 2009, ils m’ont demandé si j’aimerais les diriger, et nous avons créé la pièce Conte d’Amour ensemble. Sans eux, je n’aurais jamais commencé à faire des spectacles.

À vos yeux, quels sont les enjeux du théâtre aujourd’hui ?

Lorsque j’ai commencé à faire des spectacles, j’ai senti un tel soulagement à travailler avec quelque chose qui se passe ici et maintenant, et non un objet d’art comme une sculpture ou une installation video statique. Mais avec le temps, j’ai commencé à y voir la même objectification de la performance qu’avec une peinture, une vidéo ou une sculpture dans une galerie ou un musée. C’est pourquoi j’ai décidé il y a quelques années de commencer à faire des pièces dans un format de série. L’enjeu de ces projets est de présenter chaque jour une nouvelle performance / épisode qui ne sera jamais répétée. De cette façon, je crée un espace social plutôt qu’un objet. Un endroit où vous devez être présent ce jour-là pour voir le travail. Vous n’avez pas une seconde chance. D’une certaine façon, je pense que je tente de revenir sur ce qui fait la magie de la performance pour moi : la sensation réelle de l’ici et maintenant.

Quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

Je ne pense pas qu’un artiste doive avoir un rôle spécifique à tenir dans la société. C’est pour moi une façon dangereuse de penser, qui conduirait à la mort de l’art. Il y a aujourd’hui de nombreux artistes qui sont occupés à satisfaire le système en faisant de l’art qui confirme les valeurs et les pensées communes. La peur d’être méprisé ou de faire une oeuvre qui soit reçue comme mauvaise ronge l’énergie du théâtre et de l’art. Personnellement, j’aime l’art et les artistes qui sont à la limite d’être compris comme mauvais. Un artiste doit me provoquer et me faire prendre position, me faire penser et discuter. Un artiste doit mettre un peu de sel dans les plaies de notre société, et pas seulement expliquer comment le monde devrait être.

Photo © Tilda Lovell