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Malika Djardi « La danse sera toujours active quelque part comme contre-culture »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 29 août 2019

Pause estivale pour certain·e·s, tournée des festivals pour d’autres, l’été est l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également de préparer celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en donnant la parole à des artistes. Pour cette troisième édition des « entretiens de l’été », une nouvelle série d’artistes s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici, Malika Djardi.

Notamment interprète pour Alexandre Roccoli, Pierre Droulers et Mélanie Perrier, la danseuse et chorégraphe Malika Djardi signe ses propres pièces depuis 2014. Chacun de ses projets est l’occasion de se confronter à de nouvelles esthétiques et méthodes d’écriture chorégraphique : son premier solo ​Sa prière ​explorait une veine documentaire et autofictionnelle à partir d’entretiens avec sa mère, ​Horion ​développait en duo la notion de “coup” à travers des actions physiques et musicales tandis que son dernier trio 3 ​inventait une danse futuriste et science-fictionnelle. Sa nouvelle création ​Pier 7​, avec le skateboardeur professionnel JB Gillet, verra le jour en 2020.

Quels sont vos premiers souvenirs de danse ?

C’est le souvenir d’une interdiction de danser. À l’école primaire, quand il y avait des spectacles de fin d’année, je devais regarder les autres élèves parce que mon père ne voulait pas que j’y participe. Je ne sais pas si c’est lié à cette expérience en particulier, mais je suis née dans une famille où la pratique de l’islam était assez stricte. Chacun·e pratique cette religion selon la compréhension qu’il en a et j’imagine que d’autres parents auraient été plus souples. En tout cas, petite, je n’avais pas le droit de me maquiller ni de participer à ces fêtes. Je restais extérieure, spectatrice de ce monde fabuleux et interdit. Mon père est mort lorsque j’avais huit ans, nous avons déménagé et j’ai changé d’école. Mon second souvenir de danse est liée à mon école de danse à Villeurbanne. C’est à cause d’une amie qui prenait des cours là-bas, que j’ai voulu faire de la danse. Pour me préparer j’avais été avec ma mère acheter des tenues et mon premier « body ». J’avais onze ans. Je me souviens de mon arrivée dans l’école : il y avait une grande porte en fer qui donnait sur un espace en verrière comme un ancien garage. Il y avait un long couloir qui desservait chaque studio de danse, et tout au bout, un escalier en bois calfeutré de moquette qui menait aux vestiaires. Je me souviens de l’odeur et que c’était intimidant de devoir se changer au milieu des autres. Le premier cours était un cours de jazz je crois, en tout cas avec Sylvie Caillot Luc, la professeure qui donnait les cours de contemporain et de jazz. Puis, j’ai fini par m’inscrire à tous les cours de danse de l’école !

Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de devenir chorégraphe ?

Peut-être au collège, lors des premiers cours d’arts plastiques. Il y avait une sorte de méditation dans le dessin qui me plaisait beaucoup. J’aimais être face à moi-même, devoir créer sans répéter ou copier quelque chose. Après, il y a eu les ateliers en option arts plastiques au lycée, en sous-sol, histoire d’être bien coupé du monde (rires). Au départ, j’imaginais continuer davantage vers la pratique du dessin car un certain univers de la danse me déplaisait et me mettait mal à l’aise par son sectarisme et son académisme. Je crois que je n’ai jamais eu envie d’être chorégraphe mais plutôt artiste dans une définition plus large. La danse s’est révélée petit à petit comme le mode le plus libre et le plus complexe, à la fois car il m’impliquait directement et personnellement mais dans un cadre très extensible. J’étais à la fac à l’Université Lyon 2 à Bron lorsque j’ai créé mon premier spectacle en tant qu’étudiante : une pièce d’après ​La Dispute ​de Marivaux. Ce fut une expérience très difficile mais initiatique. Cette année-là j’ai aussi découvert l’histoire de la performance et le travail d’Anna Halprin. Je crois que ce qui m’intéresse avant tout c’est ce premier émoi d’un cadre à réinventer, que ce soit par le corps, la plasticité ou le texte : trouver le langage juste et les personnalités pour l’incarner. D’abord, il y a eu la peur de me conformer en cherchant un métier qui m’enfermerait dans une pratique et puis il y avait quelque chose de romantique et rebelle dans la posture de l’artiste, comme figure sociétale à contre-courant. Et peut-être parce que mon histoire personnelle a été difficile : il y a toujours un peu de colère et d’incompréhension chez moi qui m’ont obligé à réfléchir ma place dans ce monde, aux notions de responsabilité, de vocation et de personnalité. Devenir artiste, c’était la liberté de repenser le monde, de créer un univers.

En tant que chorégraphe, quelle(s) danse(s) voulez-vous défendre ?

J’aimerais défendre des danses qui déjouent les systèmes, dans lesquelles le corps puisse donner à voir un « personnel politique » : une danse emplie d’une personnalité insaisissable, insatiable, et qui projette la dynamique et la magie actuelle d’un monde en train de se penser. On peut presque entendre ce personnel comme le personnel d’une entreprise. Selon les compagnies, certaines ressemblent plus ou moins à des entreprises capitalistes. Ici, ce personnel s’entend de façon amicale, militante, responsable. J’aimerais défendre une danse qui est risquée parce qu’elle déploie des idées inattendues qui vont avec le bouleversement du monde actuel. On a besoin de partager, de faire circuler au maximum alors que la planète est en péril : comment trouver un moyen écologique de le faire ?​ J’aimerais défendre une danse guérisseuse, écolo, locale, non-normalisée et technologique à la fois. Une danse consciente de ce qu’elle est : à la fois appliquée parce que culturelle, sociale parce que langage et « décharge » parce qu’il y a toujours un peu d’inconscience. La danse que je cherche est davantage un espace de l’hyper-conscience, de l’hyper-attention, peut-être plus difficile à regarder. Il faut trouver l’équilibre. Je veux défendre des danses pas uniquement belles et bien faites, rythmiques et musicales, mais aussi des danses incorrectes et étrangement dérangeantes, d’une sensualité déplacée, un peu nulles parfois, risibles, désarmantes, puissantes ou monotones mais qui donnent à réfléchir sur ce qu’on fait du corps que l’on a, de l’histoire de ces danses passées, de ce qui fait écho à un futur désiré. J​’​aimerais aussi défendre une danse drôle. Le monde est emprunt d’une forme d’apathie : beaucoup vivent une défaite, des gens qui ont certainement lutté mais qui n’ont plus la force. Je pense à tous les précaires qui subissent une pression sociale, toujours plus pernicieuse. Alors il faut continuer à rire de tout ça, ne pas se laisser abattre par le désarroi actuel. Pour moi la dérision est importante : il faut des corps qui rient d’eux-mêmes, qui s’inventent joyeusement. J’aime les danses naïves aussi, qui donnent de l’élan, l’envie de vivre, de faire l’amour, de rêver encore à un monde où l’interface corps et nature importe plus que le capital, le matériel et le technologique qui sont des leurres d’un avenir glorieux. Et certainement une danse qui crée de nouveaux lieux, une danse « gratuite » parce qu’elle ne cherche pas à plaire. Une danse qui remet en jeu ce système de représentations et plus largement l’économie de celui-ci, en permettant de nouveaux modes d’attention, de nouveaux rapports au temps, au spirituel, au commun d’un être ensemble avec ces interfaces corps de petits humanoïdes que nous sommes. Des danses qui reprennent leur place. Une danse « low art » plutôt que « hight art » peut-être ?

En tant que spectatrice, qu’attendez-vous de la danse ?

Rien et tout ; qu’elle me meuve – m’émeuve. J’aime voir des gens bouger à leur manière, la fantaisie ou le grain de folie d’une personne, l’assurance d’une pensée en geste et son effective fragilité, ou entrevoir une zone intime, de la malice. J’aime voir une ou des personnalité(s) au travail d’un langage encore inconnu à mon et mes sens. Un langage physique et scénique qui se dessine tout en reflétant une pensée structurée et un questionnement sur le monde. J’aime voir le geste penser mais aussi la personne se transformer. Je n’ai pas forcément d’attente esthétique, c’est selon le propos et je suis plutôt « bon public » parce qu’au final j’aime voir des gens essayer de créer des modes d’attention et des univers. Bien sûr, là, je fais référence à la danse « institutionnelle » telle qu’on a l’habitude de la voir et de la critiquer. Il y a beaucoup de types et de contextes de danse différents, je n’attends peut-être pas la même chose si je vois un spectacle de tango, de hip-hop, un spectacle de « danse contemporaine » ou de « performance ». Après, il y a des choses qui se rejoignent et qui sont universelles au-delà du propos et du contexte. Je n’attends rien parce que ce sont souvent les mêmes ingrédients qui me fascinent : du mouvement, de la musique, de la concentration, un rapport au poids, la qualité d’un geste, une précision, un délire et un univers qui s’offre à moi, c’est-à-dire : tout. Je crois que parfois je préfère voir une pièce un peu « ratée » mais où j’ai pu y voir une difficulté, une tentative nouvelle plutôt que de savoir à quoi m’attendre. L’imperfection est touchante parce qu’il reste une saveur très particulière de la personne.

Quels sont les spectacles qui vous ont le plus marqué en tant que spectatrice ?

Les spectacles qui m’ont le plus marquée sont peut-être ceux que je n’ai pas vus comme la ​Paper Dance ​d’Anna Halprin ou Trio A ​d’Yvonne Rainer, les accumulations de Trisha Brown, la performance ​I like America and America likes Me ​de Joseph Beuys, les pièces de Pina Bausch. Mais j’ai quand même vu ​Kontakthof d​e Pina en « vrai » ! Et ​Love ​de Loïc Touzé doit être une de mes pièces préférées avec ​Rain d​’Anne Teresa De Keersmaeker et ​May B ​de Maguy Marin. J’aime aussi la fantaisie de Grand Magasin. Plus récemment j’ai vu ​Stayin Alive d​e Mark Tompkins et ​Mikado Remix d​e Louis Vanhaverbeke, deux solos qui m’ont beaucoup touchée et plu.

À vos yeux, quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Peut-être de rester simplement de la danse ? Tout en se permettant de rééclater les formats ou de revenir à du rituel. D’un point de vue institutionnel : la question de l’économie, de la propriété des espaces et de la circulation des œuvres et des personnes sont en ligne de mire. Alors que la mobilité chez les programmateur·rice·s ou directeur·rice·s de lieu est très grande, celle de la plupart des artistes est ​moindre​. Il y a de plus en plus d’appels à projets, de plateformes d’aide à la mobilité, mais il y a aussi de moins en moins de lieux locaux et diversifiés car l’immobilier est trop cher dans les centres-villes. J’imagine des lieux où les artistes peuvent se sentir en confiance pour travailler sans obligation de production, avoir des studios réguliers et sur des périodes longues, parfois partager ensemble des idées et envisager un avenir commun. Depuis que je suis sortie de l’école, il y a eu très peu de moment où je me suis retrouvée dans un contexte d’échanges entre artistes : il y a eu les « speed dating » de l’Onda, le concours (Re)connaissance… En tant qu’artiste-chorégraphe, on est toujours placé sur un marché où il faut « draguer », se vendre, détailler nos démarches alors que de l’autre côté on n’entend pas les désirs politiques de celles et ceux qui dirigent, leurs réels enjeux artistiques. Il y a des initiatives d’artistes comme dernièrement un message reçu d’Ayelen Parolin qui appelait à se réunir à Bruxelles juste pour partager des pratiques. Pour ce faire, on doit maintenir en tant qu’artiste une envie d’aller à la rencontre des autres, et peut-être créer des plateformes pour penser ensemble les enjeux de la danse sans que cela vienne forcément de l’administration. On nous pousse à défendre un peu trop « nos danses » et à ne plus mettre en commun, à repenser ce qu’est un usage de la danse en tant que spectacle aujourd’hui. D’un point de vue plus euristique : le corps se transforme toujours et l’on est dans une société de consommation d’images, d’expériences et d’un soi influençable par l’apparence et l’esthétique, mais aussi par des techniques de corps. On essaie d’ouvrir l’éventail de notre personnalité au maximum, avec un rapport aux technologies toujours plus grand : la danse est aussi une technologie du soi qui s’exprime par le mouvement. Je crois que l’enjeu de la danse sera de continuer d’imaginer ce corps humain comme sujet et objet central au cœur du monde, pour le garder sensible, spirituel, actif et réactif peu importe les concepts. L’expression corporelle et sa syntaxe restent l’enjeu je crois.

À vos yeux, quel rôle doit avoir un·e artiste dans la société aujourd’hui ?

Il y a toujours eu une ambivalence de la place de l’artiste dans la société, à la fois intégrée et en marge. J’imagine la figure du bouffon : parce que dépendant du roi et critique cynique d’un système établi. Ou celle du peintre qui était aussi dépendant de ses mécènes et devait répondre à des commandes pour mettre en valeur la noblesse. Et si l’on pense à la danse classique et à sa frontalité : elle était pensée pour toujours faire face au roi. Aujourd’hui, je pense qu’un·e artiste a le même rôle qu’un·e boulanger·ère, restaurateur·rice, coiffeur·se, informaticien·ne ou que n’importe quel métier dans un tissu social ; sauf que l’histoire de nos cultures a valorisé certains métiers plus que d’autres, à la fois par l’argent mais aussi dans l’acception sociale que l’on en a. L’artiste est de fait pris·e dans le même étau entre un système politique dont il dépend et des rêves personnels, que ça le serve ou non. La notion de professionnalisation et de démocratie est en jeu et pas que pour les artistes. C’est toujours la question de la validation par des entités « supérieures » qui se pose avec la politique : quelle place on veut bien donner à l’artiste, agriculteur·rice, médecin, scientifique ou autre personne physique et à quel type d’artiste, agriculteur·rice, médecin, etc. ? La question du pouvoir se pose alors : qui est porté·e par l’institution et qui ne l’est pas selon ses critères ? Quelle place la personne physique ou morale veut bien prendre dans ce jeu-là, et comment elle peut, qu’elle soit artiste ou femme de ménage, continuer d’exercer un contre-pouvoir si le système ne convient pas à son éthique propre ? Tout comme la répartition des richesses est un enjeu politique, la répartition des richesses au niveau culturelle en est le miroir. Est-ce que l’on peut trouver un autre modèle et se dire qu’un jour on serait tou·te·s capables de s’auto-réguler dans une démocratie plus participative et responsable ? En tout cas aujourd’hui, il y a une pressurisation à tous les endroits du travail et l’artiste, s’il·elle est précaire, en porte aussi les stigmates. En ce sens, il y a autant de rôles d’artistes que de consciences citoyennes même si la place de l’artiste est d’être à la croisée des enjeux politiques et poétiques. Il a le rôle de remanier la pression politique et d’être à l’écoute des peurs, des questionnements esthétiques de son temps, de cette société civile.

Comment pensez-vous la place de la danse dans l’avenir ?

Je pense que la danse existera toujours que ce soit pour s’amuser et/ou réfléchir. La danse est déjà très présente dans notre quotidien : dans la façon de nous divertir, dans des fêtes, en club, dans la mode, la publicité, les clips vidéos, etc. Cette danse-là est souvent utilisée à des fins commerciales mais comme l’est tout autant la production de spectacle vivant. La danse a toujours été populaire je crois, on l’a formaté pour un besoin de diffusion à plus grande échelle. Ce qui me réjouit, c’est de voir la richesse des pratiques qui sont créées dans des contextes de rues, de réseaux sociaux, de petites communautés comme un nouveau folklore, et dans d’autres cadres que celui d’une société du spectacle. Ces nouvelles danses sont souvent reprises par l’industrie, à la fois du marketing et de la danse institutionnelle, mais tout cela forme un grand ensemble qui s’entremêle aujourd’hui et qui fait en sorte que la danse a toujours plus de visages et d’importance dans le paysage artistique de nos sociétés. La place de la danse, telle que je la pratique professionnellement, n’est peut-être pas dans l’intérêt du plus grand nombre. ​La danse est-elle utile à l’avenir ? Il n’y a pas de limite à l’utilité de la danse ou à la définition de la danse. On peut avoir besoin de danser pour draguer, pour exciter, et certain·e·s ont besoin de performance physique, d’autres dansent pour se recueillir. On est dans la diversification des pratiques et des portées, ce qui est à mes yeux une bonne chose. Il n’y a pas un modèle à mon sens, et plus il y aura d’initiatives diverses, mieux ce sera. Cette compréhension du monde passe par le prisme du corps et c’est ce qui est important. Dans tous les cas, la danse en tant que pratique, amateure et professionnelle, est une pratique utopique dont l’avenir est très vivace : celle d’une danse à la fois libératrice et constructive d’une connaissance de soi. Elle sera toujours un espace d’expérimentation très riche pour la personne qui la pratique avec sa propre physicalité, son corps, celui des autres et en relation au monde environnant. Ce rapport au corps au présent est d’autant plus important dans un monde qui va toujours plus vite. Le risque de son pendant artistique, comme de tout art, est celui d’un conservatisme esthétique et commercial. Et comme tout va très vite et que tout est marchand, il n’y a plus tellement de place pour l’expérimentation dans le spectacle lui-même et l’on peine à trouver des formats et des discours qui vont en ce sens. ​L’avenir de la danse institutionnelle ? Je ne le connais pas… mais la danse sera certainement toujours active quelque part comme contre-culture. Je crois que pratiquer et rencontrer d’autres artistes ou amateur·rice·s c’est l’avenir d’un dialogue qui fera naître d’autres idées, d’autres pratiques, d’autres espaces de création. L’avenir est certainement dans la transmission et dans le partage, dans la chimie des deux car “rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme”.

Photo ©  JB Gillet