Photo © Maria Baoli

Louise Vanneste, atla

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 24 mai 2019

Depuis les mots jusqu’aux corps, la chorégraphe Louise Vanneste fouille le champ de la littérature. Après avoir exploré le roman Orlando de Virginia Woolf dans son précédent projet Therians, elle poursuit cet ambitieux travail sensible avec un autre classique de la littérature : Vendredi ou les limbes du pacifique de Michel Tournier. De son naufrage sur une île déserte et sa perdition au milieu d’une nature hostile, la chorégraphe belge ne conserve que les sensations et la physicalité particulière de son personnage principal Robinson face aux éléments. Déambulation immersive au plus près des danseurs (dont un enfant à la présence toute magnétique), atla vient susciter la puissance évocatoire des corps et de l’imaginaire. Entretien.

Lors de notre précédent entretien, vous me disiez vouloir investir le champs littéraire. En tant que chorégraphe, qu’est-ce qui vous intéresse dans la littérature ?

La littérature est présente dans ma vie depuis que je suis toute petite, mon père me lisait des livres tous les soirs, j’étais abonnée à des magazines pour enfant, chaque jour il y avait un moment réservé à la lecture… Je me suis rendue compte que la littérature était toujours là, en périphérie de ma pratique et de mon travail. Elle nourrissait toujours mes recherches préparatoires, permettait aussi des moments d’échappée pendant un travail de création… Mes pièces n’avaient pas de narration, ni d’évolution logique. J’ai voulu mettre ça au coeur du travail. Amener la question du récit telle que Walter Benjamin la traite dans Le raconteur, où il évoque les histoires qui se transmettaient à l’oral, faisaient donc appel à la mémoire de la personne qui raconte, à ses images, à travers son prisme et son champ de sensibilité. Les histoires étaient « à trous » mais n’en étaient pas moins intenses – au contraire même, soutient Walter Benjamin – et dotées d’une logique d’expérience unique.

Depuis toujours je m’intéresse à la non-hiérarchisation des médiums, aux moyens de les investir tous de la même manière. La littérature s’est alors intégrée naturellement à ma pratique. J’aime mettre en valeur les éléments auxquels la danse se frotte pour exister et je l’investis minutieusement sans qu’elle ne soit au centre pour autant. Pour ma précédente pièce Therians je suis partie du livre Orlando de Virginia Woolf. C’est un grand roman d’aventure avec un personnage qui traverse les siècles et les genres. Avec atla, j’ai travaillé à partir de Vendredi ou les limbes du pacifique de Michel Tournier, qui est aussi en quelque sorte un roman d’aventure…

Quel potentiel chorégraphique avez-vous trouvé dans Vendredi ou les limbes du pacifique ?

Comme Orlando, le roman de de Michel Tournier met en scène un corps en proie à des problématiques liées au déplacement, au temps, à l’espace, à la transition… C’est sans doute pour cette raison que j’ai choisi inconsciemment ces deux livres. Ce qui m’a le plus intéressé dans Vendredi c’était le rapport de Robinson à la nature. Il reste seul sur cette île pendant 28 ans, et ses expériences en lien avec la nature vont développer chez lui des sentiments passionnels envers cette dernière. Il découvre un marécage (la souille) qui lui fait oublier sa condition de solitude sur l’île, ou encore une grotte avec un petit tunnel dans lequel il va redevenir une sorte de foetus… Il va même avoir des relations sexuelles avec l’île, de nouvelles plantes fleurissant aux endroits où il éjacule… J’ai le sentiment que l’idée de nature est sous-jacente idéologiquement dans mon travail depuis longtemps… C’était l’occasion de travailler concrètement le corps à partir des tropismes, des plantes, du végétal, d’une immobilité vivante… Les danseurs se sont d’ailleurs emparés de cette autre forme d’être.

L’obscurité était un élément récurrent de vos précédentes pièces, contrairement à atla qui est très lumineux.

En effet, les premiers essais se sont dailleurs fait dans un espace sombre mais je sentais que ce n’était pas mon Robinson. Je sentais que les gens devaient être dans la luminosité, peut-être en réaction à ma précédente pièce Therians qui se passait dans le noir quasi complet. C’est aussi ce que je retiens de l’espace de Robinson : l’île est ouverte, entourée par la mer, avec le soleil qui surplombe la jungle et qui brûle la peau…. Je voulais que les spectateurs soient dans un environnement solaire, comme Robinson va découvrir à la fin du roman. Il devient solaire par sa rencontre avec l’île et avec Vendredi. Il devient un élément parmi les autres éléments. Il est élémentaire et c’est sa libération.

Nous sommes invités à déambuler dans un grand white cube qui absorbe la lumière et les couleurs. Comment avez-vous pensé cet espace abstrait ?

Cette forme était présente dès le début. La géométrie et le travail des angles ont toujours été présents dans ma recherche, aussi bien dans la chorégraphie que dans l’espace. D’ailleurs, la géométrie est également omniprésente dans la nature. Je pense toujours la place du public au début de la création, quel point de vue et quelle proximité avec les danseurs je veux lui donner. J’avais déjà cassé le rapport frontal avec des installation vidéos ou avec une précédente pièce Gone in a Heartbeat qui était présentée dans un dispositif quadri-frontal. Pour atla je souhaitais garder une plus grande proximité en terme de corps, de son, d’image… En immergeant le public dans la scénographie avec les danseurs, la performance devient par là même une expérience. Il y a aussi l’idée d’arriver sur une île, d’être seul et de faire son propre trajet, de choisir où regarder et combien de temps. Il y a ce qu’on ne voit pas. C’est exactement ce que Robinson vit sur son île, étant la seule présence humaine, il ne voit que là où il est, autrui ne fait pas présence à sa place.

La chorégraphie creuse en effet le détail, les micro mouvements imposent notre attention. Comme avez-vous nourrie cette écriture subtile avec les interprètes ?

Vendredi ou les limbes du pacifique est un conte initiatique, Robinson y traverse plusieurs étapes plus ou moins douloureuses qui vont l’amener, comme l’écrit Deleuze dans la postface du roman, à devenir élémentaire. Il va redevenir un élément de la terre, au même titre que l’eau, l’air, le végétal, la terre, le soleil… Il va faire partie de cette nature. Je souhaitais revenir aux expériences qui ont fait de lui l’homme qu’il est à la fin du livre, d’un point de vue sensoriel. Par exemple, lorsqu’on son corps se retrouve à l’intérieur de la souille, ou au fond cette grotte. Je souhaitais investir et rentrer dans cette nature. Qu’est-ce que c’est qu’être une plante ? Comment le mouvement pouvait naître de cette immobilité vivante, dépourvu de volonté… Voir comment on pouvait être traversé par de l’eau, de la sève… Beaucoup de livres sont également venus se greffer à celui de Michel Tournier, La vie des plantes d’Emmanuele Coccia, Une brève histoire des lignes de Tim Ingold… Nous avons également explorer la figure du worker, celle de Robinson au travail. Le roman est une traversée mentale mais aussi physique, Robinson y vit une transformation physique et musculaire. Il doit construire sa maison, chasser, cultiver…

Si le texte de Michel Tournier a nourri, de façon sous-jacente, l’écriture du geste, la scénographie concentre également de nombreux éléments qui font références aux étapes que traversent Robinson dans le roman.

J’avais envie d’une richesse calme. J’imaginais cette île dans un foisonnement incroyable, souvent calme, non investie par l’humain. La vidéo est un médium que j’ai longtemps séparé de mon travail scénique, je souhaitais l’investir en tant que porteur d’images concrètes. Il y avait une envie de travailler la narration sans tomber dans la logique pure de l’histoire, d’investir le roman avec des images et des sensations issues de mes lectures que je redistribuerai à ma manière. Une invitation à se laisser aller au récit à trous, moins dans l’information que dans le partage d’une expérience, d’une logique qui ne cherche pas à être fidèle à l’histoire de Michel Tournier. La grande tour au centre de l’espace est par ailleurs une tapisserie où les moments clefs de l’histoire sont brodés. La dramaturgie est guidée par la lumière qui représente à la fois les points principaux de l’histoire, la traversée initiatique de Robinson, le temps d’une journée sur l’île, la rencontre avec l’élément solaire…

Vous évoquez ici la question de la narration. La manière dont vous restituez le récit de Michel Tournier brouille pourtant toute possibilité de reconstruire une histoire…

Ce n’est ni une transcription ni une analyse illustrative de l’histoire. J’avais plutôt envie d’aller chercher dans ce qui reste de ma lecture solitaire et comment le faire basculer dans un espace commun d’expériences. C’est une proposition immersive qui rend compte d’une traversée, d’expériences sensorielles liées à un mythe qui place l’homme dans un lieu et contexte particulier, traité de façon personnelle par Michel Tournier. Atla cherche en intégrant le spectateur et les danseurs dans le même espace scénographique, à les faire en quelque sorte disparaître, ou plutôt à enlever à la présence humaine sa prédominance.

Vu à Charleroi danse / La Raffinerie, dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts. Concept et chorégraphie Louise Vanneste. Musique Cédric Dambrain. Scénographie Arnaud Gerniers. Œuvre textile Elise Peroi. Lumière Arnaud Gerniers, Benjamin van Thiel. Vidéo Stéphane Broc. Avec Paula Almiron, Anton Dambrain, Amandine Laval, Gabriel Schenker, Elise Peroi, Gwendoline Robin. Photo © Maria Baoli.

Les 25 et 26 mai aux Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis