Photo © Laurent Philippe.

Daniel Linehan « L’accélération des disparitions »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 22 juin 2017

Danseur et chorégraphe américain établi en Europe depuis maintenant plusieurs années, Daniel Linehan signe des pièces hybrides où se superposent écriture chorégraphique, texte, musique et vidéo. Sa dernière création, Flood, est présentée pour la première fois en France les 3 et 4 juillet au Festival Montpellier Danse.

Flood est aujourd’hui votre 14ème création. Au regard de votre parcours, retrouve-t-on des analogies entre les pièces qui composent votre répertoire chorégraphique ?

Pour chacune de mes pièces, j’ai toujours mis en place certaines règles au début de leur création, comme si j’établissais les paramètres d’un jeu. Puis, je joue avec ces règles, et je vois à quel point je peux les plier, jusqu’à leur rupture. Parfois, cela crée une situation où les danseurs testent les limites de leur endurance. Dans Not About Everything, le test était de savoir combien de temps je pouvais tourner sur moi même jusqu’à ce que je doive m’arrêter ? ». Dans dbddbb, le test était de savoir combien de temps les danseurs pouvaient-ils continuer à marcher et à parler tout en gardant un rythme commun ? Dans la première moitié de Flood, le test était de savoir jusqu’à quel point les danseurs peuvent-ils accélérer un mouvement et comment peuvent-ils exécuter la même chorégraphie dans un temps de plus en plus court ?

Comment Flood s’inscrit dans la continuité de votre recherche artistique ?

J’essaie d’approfondir mes recherches sur la connexion entre le son et le corps. Mon attention s’est longtemps portée sur la voix des interprètes et sur l’exploration des liens entre le texte et la danse. Dernièrement, je me suis éloigné du texte et j’ai essayé de nouvelles interactions entre le corps et la voix, entre le corps et le souffle du danseur. Plusieurs axes de recherches sont alors apparus : quels sont les sons que peuvent faire les danseurs qui ne parlent pas et qui ne chantent pas ? Quels sont les autres sons qui peuvent être créés ? Dans Flood, nous avons essayé de voir si nos voix pouvaient créer des sons qui ressembleraient à des éléments comme le feu, l’air, le métal, le bois… Nous avons également essayé d’imaginer à quoi ressemblerait nos voix si nous étions des humains il y a 10 000 ans, ou dans 10 000 ans. Je m’intéresse également de plus en plus aux sons extérieur au plateau. Dans ce spectacle, j’ai d’ailleurs travaillé avec Peter Lenaerts qui a créé un paysage sonore qui, à un moment donné, devient si intense que les spectateurs peuvent sentir leurs corps vibrer sur leurs sièges.

Pouvez-vous revenir sur la genèse de Flood ?

Ma réflexion s’est portée au départ sur l’idée d’obsolescence. Chaque année, de plus en plus de choses nouvelles entrent dans nos vies : des nouveaux produits, de nouvelles technologies, de nouvelles idées, de nouveaux modes d’interactions sociales… On se concentre aujourd’hui sur la nouveauté, sur la mode, beaucoup moins sur l’obsolète et sur ce qui disparaît. Je souhaitais attirer l’attention sur cet aspect de la disparition, et sur le sentiment que j’ai aujourd’hui de l’accélération des disparitions.

Comment cette réflexion a-t-elle pris forme sur le plateau ?

J’ai essayé de traduire ces idées d’apparition, de disparition et d’accélération en principes chorégraphiques. Grâce à une série de cycles, qui ont une durée de plus en plus courte, la danse s’accélère tout d’abord, puis diminue graduellement. Comme les danseurs ont de moins en moins de temps dans chaque cycle, leurs interactions et leurs mouvements commencent à disparaître, jusqu’à finir par n’être que le souvenir fantomatique des mouvements qu’ils ont incarnés, et des relations qu’ils ont créées ensemble.

Dans Flood, création, vous continuez également de faire dialoguer partition chorégraphique et partition vocale. Comment ces deux médium interagissent-t-ils ici ?

Dans mes précédentes pièces, j’ai travaillé à partir de langages ou de langues inventées. Dans Flood, la partition vocale des danseurs est dépouillée de tout contenu linguistique, nous explorons des énoncés plus primitifs : les cris, les grognements, les halètements et le souffle. Parfois, lorsque les rythmes des sons se synchronisent sur les rythmes des mouvements, l’effet est presque robotique ou futuriste. À d’autres moments, les sons des danseurs sont plus animistes, leurs voix semblent plus sociales et communicatives. J’ai toujours pensé la voix comme un aspect très physique du corps, et dans cette pièce j’ai voulu explorer différentes façons qu’ont les changements dans la voix d’affecter notre perception. Une personne peut sembler plus mécanique, plus animale, ou plus consciente, selon la manière dont elle utilise sa voix, et j’ai souhaité explorer ce vaste éventail d’expériences humaines.

Comment s’est déroulé le travail de répétition avec les danseurs ? Aviez-vous déjà des matériaux à leur proposer ou avez-vous travaillé de manière empirique ?

Dans un premier temps, j’ai apporté des exercices que nous avons essayé ensemble au début des répétitions, mais la plupart de ces matériaux ont été retirés pendant la création. En général, je trouve plus intéressant de voir le matériel que les danseurs développent avec leurs propres corps, et quand je vois un danseur activer un exercice que j’ai proposé, j’ai souvent l’impression que qu’il ne peut pleinement le mettre en pratique. Pendant les premières semaines, j’ai donc donné aux danseurs plusieurs principes à travailler, puis nous avons improvisé le vocabulaire chorégraphique ensemble dans le studio.

Quels étaient ces différents principes sur lesquels vous avez travaillé ?

L’un des principes physiques avec lequel nous avons travaillé était le concept du vecteur, l’idée d’un mouvement direct sans résistance. J’ai le sentiment que nous vivons aujourd’hui dans un monde où le principe du vecteur est très présent. Les voyages en avions nous permettent de faire Paris-Seattle sans aucun obstacle, nous avons des connexions instantanées sur différentes sorte de réseaux en ligne… Les gens veulent croire aux vecteurs – au progrès continu, à la croissance économique constante – mais est-ce durable ? J’étais curieux de créer un vocabulaire physique qui reflète l’exaltation ainsi que les dangers de ses effets. Nous avons également travaillé à partir d’autres principes physiques, tels que les mouvements orbitaux et circulaires, les mouvements erratiques et imprévisibles, afin de créer un contre équilibre aux mouvements vectorisés.

Les costumes que portent les danseurs sont très graphiques, en quoi participent-ils à la dramaturgie de Flood ?

Pendant la création de cette pièce, je pensais à la manière par laquelle le nouveau remplace constamment l’ancien, mais aussi à la manière par laquelle l’ancien réapparaît et est redécouvert. Dans cette perspective, je voulais que les costumes évoquent à la fois le passé et l’avenir. Ils sont composés avec des fils de couleurs vives, ce qui pourrait suggérer que les danseurs sont des sortes de « cyborgs venus du futur », mais également avec du vieux tissu folklorique, se qui créé un patchwork multi temporel.

Vous continuez de collaborer avec le collectif 88888 qui signe la scénographie, pouvez-vous nous parler de l’installation qui se trouve sur le plateau ?

En lien avec l’idée de la disparition des corps sur le plateau, je souhaitais mettre en place un processus qui permet de rendre les danseurs progressivement moins visibles sur scène. Le collectif 88888 a conçu des couches de rideaux semi-transparents, de sorte que lorsque des corps entrent dans cet espace, il existe différents degrés de visibilité. Cet espace est également traversé par des vides, des coupures, comme si une inondation ou une rivière avait pénétré la structure et découvert des grottes et des passages. Les danseurs occupent au départ principalement l’avant du plateau, jusqu’à pénétrer entre ces rideaux à travers lesquels ils vont disparaitre progressivement.

Comment cette installation fait elle écho à l’écriture de la chorégraphie ?

Je conçois cette structure comme un espace de mémoire et d’oubli, avec des couches croissantes d’obscurité. Au fur et à mesure que les cycles de la chorégraphie se répètent et se transforment, la scénographie devient alors un espace dans lequel les danseurs deviennent des ombres, des échos et des traces de leur propre danse, avant qu’elle ne finisse par disparaître complètement.

Concept, chorégraphie Daniel Linehan. Avec Erik Eriksson, Michael Helland, Anneleen Keppens, Victor Pérez Armero. Scénographie 88888. Costumes Frédérick Denis. Création son Peter Lenaerts. Création lumière Elke Verachtert. Photo  © Laurent Philippe.