Photo Jours étranges 2HD

Dominique Bagouet,Jours étranges

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 28 octobre 2016

Créée en 1990, Jours étranges est une pièce emblématique du chorégraphe Dominique Bagouet. Interprète complice de Dominique Bagouet et assistante du chorégraphe à l’époque de sa création, la danseuse Catherine Legrand reprend aujourd’hui Jours étranges avec une nouvelle distribution d’interprètes composée de six femmes.

Jours étranges est une pièce emblématique de Dominique Bagouet. Pourriez-vous revenir sur son histoire ?

Lorsque cette pièce a mûri dans l’esprit de Dominique, nous tournions Meublé sommairement (1989), pièce logistiquement et techniquement lourde et sophistiquée. Une comédienne, des musiciens sur scène, une  «belle» scénographie, une chorégraphie tirée au cordeau, des costumes à l’avenant. Il me semble qu’après nombre de pièces de cette facture, il souhaitait rompre avec ce savoir-faire et l’esthétique qui va avec, pour retourner vers une matière plus brute. Lors des voyages interminables durant les tournées, il regardait les danseur·euses jouer comme des enfants aux jeux des métiers. Je sais que ces moments l’ont inspiré pour se lancer vers ces danses écrites à gros traits sous tendues par une narration tous azimuts. Si on contextualise chorégraphiquement cette pièce dans son répertoire, on retrouve ce type de présence de mouvement uniquement dans F. et Stein en 1983, un solo écrit pour lui-même en compagnie du guitariste rock Sven Lava.

Vous avez assisté Dominique durant la création de Jours étranges. Quels souvenirs vous reste-t-il de cette collaboration ?

Je n’ai jamais obtenu le moindre rendez-vous avec lui en amont du travail en studio. Je faisais ce travail d’assistante pour la première fois, et fantasmais sur des séances de discussion afin de comprendre ce qu’il allait chercher à faire. Rien de rien… pas un mot ! Ça a démarré directement dans le studio. Des heures d’improvisation avec les danseuses et danseurs. Des jeux. Je filmais. Ça rigolait beaucoup. Plus c’était stupide, premier degré, plus c’était troublant. Dominique hésitait parfois à aller si loin. Trop loin. Mon rôle était de le pousser à insister dans ce sens. Et c’était facile. J’étais absolument épatée par ce que produisaient les danseur·euses, mes partenaires que je connaissais si bien et que je découvrais sous un autre jour. Il fallait à tout prix laisser lâcher la bride. Il apparaissait de tels trésors d’humour et d’invention par les états de corps agités, libres et joueurs. Moi j’apportais des livres, que je lisais à voix haute pour inspirer les danseur·euses dans leurs improvisations. Des bandes-dessinées, ou des romans plus sérieux, c’était selon l’humeur de la séquence à traiter.

Vous avez déjà co-supervisé plusieurs reprises de Jours étranges. Comment a évolué la pièce au fur et à mesure de ces reprises ?

Pour la première version remontée en 1995 avec le Dance Theatre of Ireland en collaboration avec la danseuse et chorégraphe Olivia Grandville (membre fondatrice des Carnets Bagouet, ndlr) nous étions dans une grande proximité des caractères des six interprètes d’origine. La même idée des costumes, même lumière reprise par Serge Dées l’auteur de la version originale. La deuxième version remontée en 2012 en collaboration avec Anne Karine Lescop pour les onze jeunes rennais se démarquait d’emblée par une distribution plus importante en nombre, le choix de jeunes danseur·seuses novices, une autre option pour les costumes, une lumière revisitée par Robin Decaux, adaptée aux interprètes qu’il ne fallait pas aveugler comme des papillons de nuit, ni surexposer dans leur fragilité. La danse s’est vue modifiée, ajustée à leur corps, les jeux réécrits. Puis aujourd’hui, une nouvelle version avec une distribution exclusivement féminine vient d’être créée. La pièce évolue par le simple fait qu’elle est jouée. Dans ses multiples versions, elle existe.

La partition de Jours étranges offre de joyeuses libertés aux interprètes. Pourriez-vous partager le processus avec les danseur·euses ?

Ce qui m’intéresse dans le travail du répertoire c’est justement comment il est travaillé, comment il est remis en jeu, et de ce fait, ce que la pièce va nous raconter de nouveau. Comme lors des précédentes reprises, j’ai proposé des processus qui avaient été inventés et dirigés par Dominique lors de la création. Des règles de jeux qui mettent en place des processus d’écriture par l’improvisation, de l’inventivité et du mouvement, auxquels je rajoute d’autres entrées pour enrichir l’imagination et offrir d’autres pistes de composition. De plus, je n’attribue pas de rôle à chacun·e des interprètes au début du processus : ils·elles abordent chacun·e tous les rôles, toutes les partitions, puis au fur et à mesure, des choix se font, de mon côté comme du leur, pour telle ou telle partition. Chaque nouvelle distribution va donc forcément raconter les « évènements » différemment et ces variations m’intéressent. Les énergies sont différentes, les états de corps aussi. Les interprètes sont au cœur de cette question, ils en sont la matière, au même titre que l’écriture.

Chorégraphie Dominique Bagouet. Direction artistique Catherine Legrand, pour 6 interprètes Magali Caillet, Lucie Collardeau, Katja Fleig, Elise Ladoué, Pénélope Parrau, Annabelle Pulcini. Photo © Caroline Ablain.