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Kevin Jean, La Poursuite du Cyclone

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 1 avril 2019

Depuis ses premières créations, le danseur et chorégraphes Kevin Jean explore des dispositifs entre ciel et terre qui induisent de nouvelles manières d’appréhender son corps et ses limites. De ces précédentes pièces, on retiendra avant tout la force fragile et la douceur avec laquelle il partage son univers. Mais il faut toujours se méfier de l’eau qui dort. Sous cette apparente quiétude, l’énergie de la colère gronde. Sa nouvelle création La Poursuite du cyclone propose de faire tabula rasa d’un monde sclérosé. Un renouveau, un nouveau monde pour de nouvelles utopies.

Vos précédentes pièces dégageaient une certaine sérénité. En opposition, La Poursuite du Cyclone semble explorer de nouvelles formes d’émotions…

Je crois que j’ai longtemps eu peur de la colère, parce que je confondais colère et agression, violence, alors qu’en fait la colère est une émotion comme une autre, comme la joie, en lien avec l’injustice et le non respect de nos valeurs. J’ai rencontré en 2016 la rappeuse Casey pour un Sujet à vif au Festival d’Avignon (Les Promesses du magma, ndlr). Je crois qu’elle m’a permis d’aller chercher vers de nouveaux endroits. On s’est mutuellement contaminés entre douceur et colère. Actuellement, être dans une forme de douceur, c’est quelque chose de radical. Nous ne sommes pas dans une société de la tendresse. Nous sommes dans une société qui sépare, qui divise, qui met les corps à distance, qui voit la douceur et la gentillesse comme une faiblesse. Montrer et partager de la douceur peut être parfois violent si tu en es loin. Après dix ans de travail sur la douceur, j’ai eu besoin de venir convoquer ce que c’était la colère, ou l’énergie de la colère, de la rage, comme étant quelque chose qui permet une transformation. Je crois que ça m’intéressait d’aller toucher cette énergie que je vivais dans les mouvements sociaux. Venir convoquer et légitimer la rage. Je viens d’une famille de militants et de syndicalistes, ma mère surtout, était et reste très engagée. Je continue à chercher comment faire le lien entre mes engagements militants et mon travail de création.

Que souhaitez-vous balayer avec ce cyclone ?

Je me bats contre les injustices et les systèmes injustes, même si ces injustices me privilégient en tant qu’homme blanc. Les structures qui posent des dominations et qui hiérarchisent me révoltent. Je crois en la transformation, en la possibilité de renverser les ordres et de les reconfigurer. Pendant la période de gestation de cette pièce je faisais beaucoup de manifestations et d’actions. Et il y avait je crois l’envie de déconstruire un monde vieillissant qui ne veut pas laisser sa place, qui s’accroche, qui conserve ses privilèges, son patrimoine, son statut, ses positions de pouvoir, un monde qui ne veut pas bouger ni partager. L’idée n’est pas de tout détruire et de regarder le truc fumer ensuite, mais déconstruire pour reconstruire ensuite quelque chose ensemble… Comment mettre cette énergie en jeu sur un plateau ? Je travaille sur des constructions de monde, mes pièces sont toujours des constructions de petits mondes, de petites utopies où je peux vivre différemment. Je crois que cette recherche de l’utopie est quelque chose qui me suit dans la vie, puis qui vient trouver de la place dans mon travail. Ce qui me plaît c’est de construire des micro mondes et que ces espaces soient contagieux, pour les gens qui viennent voir ou pratiquer avec moi.

Ces micro mondes sont toujours induits par de nouvelles contraintes physiques…

En effet, je me mets souvent face à des contraintes physiques. Je crois qu’il y a l’idée de la nécessité à m’adapter, à apprendre à être souple, à me transformer en premier lieu, me mettre dans des situations qui vont me permettre de devenir quelqu’un d’autre. J’ai un vrai goût pour me mettre en jeu, avec les effets les plus simples, les règles physiques, comme me mettre la tête en bas, des choses très simples qui me mettent en prise avec le monde qui m’entoure. C’est un jeu qui me procure du plaisir, un jeu pour explorer, pour ressentir, pour me changer, et changer – à dimension de mes bras – le monde qui m’entoure.

Dans La Poursuite du Cyclone, vous évoluez au milieu d’une quinzaine de gros pendules en mouvement.

J’ai en effet une relation dans la durée avec les cordes, la suspension, la verticalité et les accroches… Après m’être suspendu la tête à l’envers dans La 36ème chambre (2011) puis par les poignets dans le trio Derrière la porte verte (2012), déjà étaient apparus les pendules avec les corps. La gravité c’est une loi physique que je ne peux pas changer, que je dois accepter. Ici, j’avais envie de pouvoir agir sur mon environnement, dans un espace que je pouvais transformer et reconfigurer. Cet espace est comme une chambre mentale, les rouages de mon cerveau. Pendant la création j’ai commencé à nommer ces différents pendules comme des concepts, puis leurs interactions ont fait apparaître des relations sociales. Ça crée symboliquement des histoires : C’est quoi être ensemble ? Être en phase ? Déphasé ? C’est quoi une séparation ? Mais surtout je souhaite offrir un espace de projection aux spectateurs pour qu’ils viennent se poser leurs propres questions et construire leurs narrations en lien avec leurs histoires personnelles.

Au début du spectacle, vous nous annoncez que ça va être une cérémonie pour laisser partir nos morts…

J’ai perdu mon père enfant et il n’y a pas eu de cérémonie. Je fais quoi de ce moment ? Est-ce que je peux réinventer une cérémonie ? Je ne viens pas résoudre ça au plateau, mais une question m’a accompagné pendant tout le temps de la création : on fait quoi de nos morts ? Comment vit-on avec nos morts, comment on reste vivant ? Et puis je me suis rendu compte que ce n’était pas mes morts qui étaient en questions, mais plutôt mon histoire, mes vieilles identités, mes blessures, dépressions, mes anciennes relations amoureuses, qui j’étais, qui je croyais être… Comment il fallait que je laisse partir ça pour pouvoir renaître, réexister différemment.

C’est également la première fois que vous prenez la parole sur le plateau.

J’avais besoin de raconter une histoire et les mots me permettent de rentrer dans un imaginaire et de le partager. Ça passe aussi bien par les mots que par le mouvement. Utiliser des mots, des textes, ma voix, chanter, alors que ce n’est pas ma zone de pratique permet d’aller toucher certaines zones de vulnérabilité. Je me suis mis à plein d’endroits qui me rendent vulnérable, en dehors de ma zone de pleine puissance. Ce sont des moments où je viens ouvrir de petits bouts d’imaginaires, des fenêtres qui ouvrent sur de l’empathie.

Peut-on regarder La Poursuite du Cyclone comme une sorte d’auto-portrait ?

Je ne l’ai pas travaillé comme un autoportrait mais la forme du solo porte intrinsèquement quelque chose de l’ordre du manifeste, de l’ordre de l’introspection. Ça part de moi et le travail de création en équipe permet petit à petit de mettre de la distance, en perspective, d’enrichir d’expériences différentes et de créer un objet que je découvre et qui me surprend, me dépasse.

Être militant dans le milieu de la danse, c’est compliqué ?

Je suis né à la Réunion et je suis arrivé au Havre enfant. C’était une zone plutôt sinistrée économiquement, avec plein d’endroits qui fermaient, les chantiers navals… J’ai été très jeune au contact du syndicalisme, du militantisme et du politique, du côté de la société civile. Je me souviens d’une ville très politisée, avec de grands mouvements sociaux, de grandes manifestations. Les gens se battaient pour avoir le droit de vivre, de travailler décemment, contre la montée du front national… Pour moi, prendre position, contester quand je ne suis pas d’accord, c’est nécessaire et vital. Mais en tant que danseur et chorégraphe, je ne cache pas que c’est une question qui m’a longtemps travaillé. Prendre position lors de désaccords autour des droits des danseurs et du respect des droits des travailleurs sont des choses qui m’ont déjà fait perdre du travail. Je ne considère pas le milieu de la danse comme un milieu très militant. Il y a un apprentissage à la soumission très tôt, une précarité réelle qui laisse peu de temps et d’énergies pour celles et ceux qui n’ont que leurs forces de travail comme revenu. Nous sommes un laboratoire avancé du libéralisme. Tout le temps mis en compétition. Nous sommes régulièrement confrontés à des rapports de pouvoir délétères, de harcèlements tus, au niveau des formations, des compagnies mais aussi dans certaines relations avec des partenaires institutionnels. Je dirais qu’être militant-e actuellement c’est compliqué pour tout le monde. Il y a une diabolisation de ce mot par les sphères dirigeantes. Je pense qu’on s’entoure de gens en qui nous nous reconnaissons et avec qui nous partageons une vision politique du monde. Je me ferme des portes mais d’autres s’ouvrent. Je crois en l’action à mon échelle et en l’art comme un moyen de transformation et de création de soi et du monde.

Conception et Interprétation Kevin Jean. Dramaturgie, en collaboration avec Céline Cartillier et Jean Baptiste Veyret Logerias. Scénographie, en collaboration avec Pauline Brun. Création lumière Juliette Romens. Création musicale Frannie Holder. Création costume, en collaboration avec Valentine Solé. Régie son Nicolas Martz. Photo © Adele Delefosse.

Le 6 avril 2019, Festival Ardanthé, Théâtre de Vanves