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Jordi Galí « Ouvrir des nouvelles pratiques et des nouveaux langages »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 20 septembre 2017

Ancien interprète de Wim Vandekeybus, Anne Teresa De Keersmaeker et de Maguy Marin, le danseur et chorégraphe Jordi Galí développe depuis 2001 ses propres projets. Il fonde la compagnie Arrangement Provisoire en 2007 dont il partage aujourd’hui la direction artistique avec la chorégraphe et danseuse Vania Vaneau. Ensemble, ils sont artistes associés du Pacifique – CDC de Grenoble depuis 2016. Jordi Galí présentera sa dernière création Pavillon Fuller dans le cadre de la 25e édition des Plateaux de la Briqueterie à Vitry-sur-Seine le 29 septembre prochain.

Vous signez vos propres projets depuis 2001. Retrouve-t-on un fil rouge entre vos différentes créations ?

J’arrive à la création par le chemin de l’interprète. En commençant la danse enfant et en rentrant très tôt au conservatoire, j’ai eu la chance de démarrer très rapidement une vie professionnelle riche et intense. D’abord à Barcelone (avec Emilio Gutiérrez, ndlr), puis à Bruxelles (avec Wim Vandekeybus et Anne Teresa De Keersmaeker, ndlr) et ensuite à Lyon (avec Maguy Marin, ndlr). Les langages que j’ai traversé, incorporé, se sont inscrits en moi au point de dévernir un obstacle au moment de chercher ma propre écriture. Ils rejaillissaient par un trop plein. Il a fallu revenir en arrière et retrouver un territoire propre, ancien. Et c’est de là que les influences ont pu redevenir positives, complémentaires. C’est depuis ce territoire ancien que surgissent ces dernières années mes pièces. Pour résumer, on pourrait dire que ce qui m’intéresse est de comprendre comment un geste se constitue, s’articule, s’apprend et se transmet. Dans le sens où il devient en lui même du savoir non-verbal, et peut condenser en lui seul l’expérience de générations. L’articulation entre le geste et la matière – entre l’individu et le monde – est l’endroit d’un échange double, où l’outil joue le rôle du traducteur.

Votre dernière création Pavillon Fuller semble explorer de nouvelles méthodologies, comment s’inscrit-elle dans la continuité de votre recherche artistique ?

En parallèle à mon travail d’interprète et d’auteur je mène aussi depuis longtemps une démarche pédagogique. Ces dernières années, l’écart entre l’expérience de recherche et de création et la transmission pédagogique est devenu plus important. Le travail que nous faisons est lent, il prend du temps à surgir, à s’apprivoiser. Il a besoin d’automatismes. Il est donc très difficile de transmettre à un groupe non-initiés. Avec Pavillon Fuller je voulais d’abord faciliter l’accès au cœur de notre pratique. Créer un temps de partage entre l’équipe et les participants autour d’un savoir-faire concret et poétique. Et générer avant tout un temps pour être ensemble.

Quels ont été les différents axes de recherche lors de la conception de Pavillon Fuller ?

Je voulais proposer un protocole simple, avec des matériaux peu onéreux et faciles à travailler. L’objectif était d’articuler un groupe non initié et lui permettre de traverser les étapes d’un processus de création et mise en volume d’une construction monumentale et éphémère. Et en se faisant, constituer des liens de complicité, d’écoute et de collaboration dans le groupe. L’idée d’assemblage est donc présente à tous les étages du projet. Comment pouvons-nous à partir de matériaux simples, unitaires, et par leur misse en relation, générer une complexité qui les dépasse et leur donne sens ? Comment faisons-nous naître un esprit de groupe là où nous avons d’abord une somme d’individus ? Il est facile de constater que la capacité de réflexion et d’action d’un groupe dépasse la simple addition de leurs compétences. Pavillon Fuller tente de faire converger un groupe de personnes autour d’un projet commun, atour d’un assemblage complexe de matériaux simples, avec un temps de convocation publique. Ce projet veut devenir un lieu de rencontre éphémère qui puisse persister après sa mise en volume.

Comment les processus de création de vos projets s’élaborent-ils ? Comment s’articulent les phases « techniques et pratiques » avec « l’écriture esthétique et dramaturgique » ?

Technique et dramaturgie sont la même chose. Elles donnent le sens de l’action, définissent la chronologie, le rythme, l’espace et les coordinations. C’est la technique qui nous indique le geste et le geste qui nous montre comment la technique doit se régler, et ainsi surgit au fur et a mesure le sens. Et ce dialogue démarre avec le projet lui-même. Chaque projet est néanmoins différent, même si un processus de création peut toujours en cacher un autre. Même si la complexité structurelle et technique de mes projets a évolué graduellement avec le temps, il me semble toujours fondamental de travailler avec des danseurs. La technique fait partie de notre apprentissage. Apprendre et assimiler profondément un geste pour le restituer avec aisance, avec simplicité. C’est presque un programme classique…

La conception de vos projets nécessite-t-il de collaborer avec des architectes ou des ingénieurs ?

Pour l’instant nous n’avons jamais collaboré avec des architectes. Mais lors de la création de Maibaum en 2015 nous avons eu besoin de l’expérience d’un ingénieur et d’une équipe de constructeurs pour la réalisation du dispositif. Ce qui est d’ailleurs une obligation légale pour toute structure accueillant du public. Cette collaboration a été riche et ouvre de nouvelles possibilités pour les projets à venir. Le processus de PX8 (la nouvelle création en cours) s’est construit par les échanges avec la mathématicienne Nermin Salepci. Cette fois l’objet sera absent et le corps fera structure lui même. La forme est la résultante d’un protocole qui mêle hasard et symétrie, et les danseurs sont au même temps acteurs et médium.

Comment prennent forme les constructions et les architectures qu’on retrouve dans vos pièces ?

La forme est une réponse. C’est qui est important est de se poser les bonnes questions. Et pour cela il faut prendre en considération une multitude de paramètres : le nombre d’interprètes, leurs agendas, la place du spectateur, l’espace, le volume, la temporalité, les matériaux, les coûts, le transports des matériaux, son stockage, les espaces de travail et les outils disponibles, les coproducteurs éventuels, leurs contraintes, l’argent de production, etc. Souvent il y a une longue période de rumination. Il faut confronter l’idée et sa pertinence avec chaque paramètre. Mais il faut avant tout que l’idée ait une valeur en soi. C’est une période de décantation, il faut qu’elle fasse ses preuves avant d’entamer un processus qui durera plusieurs années. Parce que nos processus de travail sont lents il faut être sûr que la base est solide. Avant de démarrer les répétitions il y a déjà un ou deux ans de travail de production, et la création elle-même durera aussi un ou deux ans. On pourrait croire que la forme choisie détermine tout. Mais elle est avant tout une impulsion qui devra se confronter à la réalité du geste, de l’humain. Nous utilisons l’intuition et notre savoir-faire autodidacte pour projeter techniquement nos structures, nous faisons des tentatives, testons et confrontons les corps à sa manipulation. En espérant que l’action soit intéressante et riche. Si elle ne l’est pas, la forme n’est pas la bonne, et il faut recommencer. C’est un empilement de choix, de tentatives, d’intuitions, d’échecs, et ainsi de suite.

Au regard de vos premiers projets, vos dernières créations sont pensées et réalisées en dehors de la boîte noire du théâtre. Quelles nouvelles possibilités offrent l’espace public ?

Depuis quelques années j’ai en effet quitté les plateaux pour investir l’espace public. La première proposition qui a nécessité spécifiquement un espace ouvert – hors les murs – était la création de Ciel en 2009. Cette expérience a généré une nouvelle trame de contraintes et d’interactions. Elles se sont révélées au fil du temps extrêmement riches humainement et sur le plan artistique. Après des années passées à travailler et à danser sur les plateaux noirs, dans des studios fermés, l’expérience du dehors et de l’espace public est réjouissante et libératrice. À l’extérieur, l’espace du danseur est devenu une donnée mouvante. J’ai tenté de rendre mon écriture complémentaire, compatible avec ce nouvel environnement. Il fallait négocier avec le paysage, avec la ville. Avec mes créations j’ai tenté de produire un temps dans lequel le spectateur puisse redécouvrir, et réactiver dans sa perception, un contexte qu’il connaît déjà, dans lequel il a ses habitudes, ses propres repères. Et mes habitudes de travail durant la préparation, en représentation ou démontage se sont aussi transformées au contact des gens et des échanges. Les spectateurs, les passants nous abordent, ils nous questionnent directement sur le sens de ce que l’on fait, notre motivation, nos origines.

Comment le milieu extérieur influence-t-il votre pratique ?

Travailler dans l’espace public et pour l’espace public m’a permis un contact direct, immédiat, avec une multitude de personnes qui sont souvent loin des plateaux de danse. Travailler dehors m’a aussi permis d’explorer de nouvelles directions et d’expérimenter une dimension monumentale dans la relation avec l’objet. De façon empirique, j’ai constaté que notre rapport à la forme est modifié par le rapport d’échelle et que la perception que nous avons de nous-mêmes est influencée et transformée par l’espace que nous observons. Une nouvelle relation au temps s’est ainsi créée au fil des créations. Un paysage, une ville, ont leur propre temps, réglé par les cycles naturels et les transformations humaines, individuelles et sociétales. La perception que nous avons de ce temps est forcément liée à l’espace et au déplacement.

Comment définiriez-vous votre pratique au regard de la danse ? Comment une « notice de construction » peut-elle s’apparenter à une « partition chorégraphique » ?

Dans son texte La métaphore vécue Juhani Pallasmaa écrit « Les expériences architecturales profondes sont des actions, non des objets ». La danse, éminemment liée au mouvement, cherche depuis toujours à se construire en dehors d’elle-même par son lien étroit avec la musique, l’anatomie, l’espace, la perception, le sens… Dans mon travail, l’objet est un vecteur de sens, une stratégie pour donner une raison d’être à chaque geste, chaque déplacement individuel, coordination ou mouvement d’ensemble. J’organise des actions dans l’espace et dans le temps en cherchant une unité de sens, et je tente in fine de donner à vivre une expérience poétique au spectateur. Enfant, j’ai démarré tôt ma pratique de danse, puis conservatoire et compagnies professionnelles ont suivi. Aujourd’hui je suis chorégraphe et l’équipe d’interprètes qui m’accompagne dans les créations est elle aussi issue de la danse. De même pour nos outils de travail qui sont ceux du danseur : perception, mémoire du geste, précision, coordination, rythme, présence. Je crois que la question de savoir si c’est ou pas de la danse n’apporte – ni n’enlève – rien à notre pratique. Ce qui me semble important est de déployer notre travail avec exigence, sans oublier la responsabilité que nous avons vis-à-vis de la société. À mon avis, la création n’a pas besoin de se sentir limitée par des étiquettes, mais au contraire doit s’en servir  pour ouvrir des nouvelles pratiques et des nouveaux langages.

Photo © Christian Rausch