Photo © Gerco de Vroeg

Ivana Müller « Rester marginal et indiscipliné »

Propos recueillis par François Maurisse & Wilson Le Personnic

Publié le 20 août 2018

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en donnant la parole à des artistes. Après avoir publié l’été dernier une première série d’entretiens-portraits, nous renouvelons ce rendez-vous estival avec de nouveaux artistes qui se sont prêtés au jeu des questions réponses. Ici, Ivana Müller.

Originaire de Croatie, Ivana Müller a commencé à travailler aux Pays-Bas avant de s’installer en France il y a dix ans pour y fonder sa compagnie. Questionnant les relations interpersonnelles, les constructions sociales au travers de dispositifs pluridisciplinaires croisant danse, théâtre, performance, films et installations, elle s’échine à produire une oeuvre collective, minimale, littérale, dévoilant systématiquement ses propres coutures. Ses dernières créations Conversations déplacées et Hors-Champ interrogent les rapports de l’homme à son environnement et la nature.

Quels sont vos premiers souvenirs de danse ?

Je me souviens de mes parents qui dansent ensemble dans le salon, sur la musique diffusée par la radio. Ça swingue beaucoup et c’est joyeux. Les couleurs sont plutôt jaunes : le soleil, les meubles… c’est les années 70. Ma mère porte une magnifique jupe qui vole autour d’elle lorsqu’elle tourne. Mon père a un bon sens du rythme. Ils sont parfaitement accordés l’un avec l’autre, comme s’ils ne faisaient qu’un. Il y a une légèreté et une certaine évidence dans ce qu’ils font, l’idée de la joie même. Ça me plaisait beaucoup et j’essayais de les imiter.

Je me souviens de la terrasse estivale de l’hôtel le plus luxueux sur l’île où j’ai grandi. C’était à l’époque de la Yougoslavie et le tourisme sur les îles croates était beaucoup plus sympathique qu’aujourd’hui. Tous les étés, l’hôtel en question embauchait un orchestre, qui faisait les reprises de chansons populaires pour faire danser les clients, des touristes étrangers. Je devais avoir 9 ou 10 ans et avec mes copains/copines nous nous posions toute la soirée sur le muret de l’hôtel et nous les regardions danser. Même si certains avaient un certain style et de la classe, la plupart dansaient très mal, leur gestes étaient maladroits, mais ça nous amusait beaucoup. Leur corps étaient bronzés, beaucoup plus bronzés que les nôtres, et ils sentaient l’odeur synthétique de la noix de coco (qui est restée pour moi associée au « tourisme »). Parfois, quand la piste n’était pas trop encombrée, nous sautions du muret pour nous aussi nous mettre à danser. Cet acte de rébellion provoquait une certaine sensation de la liberté… Le gérant de l’hôtel nous chassait presque chaque soir, mais nous revenions le lendemain. Et c’était le même rituel pendant tout l’été.

Je me souviens des retransmissions télévisées des chorégraphies de masse organisées tous les ans pour l’anniversaire de Tito. C’est ce type d’événement très spectaculaire, dans un stade, où des milliers de personnes font des gestes, des mouvements et des danses pour ensemble, créer des images. Je me rappelle que pendant une de ces retransmissions, je me suis vraiment rendue compte de l’importance du point de vue et en quelque sorte de l’idée de représentation. Je me rappelle me poser la question : pour qui dansent ces gens ?

Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de devenir chorégraphe ?

C’est un très long processus, pendant lequel il y a eu une multitude de déclencheurs, conscients ou inconscients. J’ai commencé à danser, dans un contexte artistique, assez tard, vers mes 18 ans, alors que j’étudiais la littérature comparée à l’Université de Zagreb. Je lisais beaucoup de critique littéraire, des auteurs comme Barthes, Bal, Eco, Greimas, Todorov etc. Je regardais également énormément de films, surtout la nouvelle vague française, le film noir américain, les japonais des années 60. Je crois que c’est à travers tout ça que j’ai commencé à m’intéresser à l’idée de langage physique et de mouvement au sens large (mouvement du regard, mouvement des idées). C’est aussi à cette époque là que j’ai commencé à régulièrement aller voir les spectacles qui étaient présentés dans les deux festivals de théâtre et danse contemporains (Eurokaz et Dance Week Festival) à Zagreb, comme les pièces d’Anne Teresa de Keersmaeker, de Anatoly Vasiliev, de Societas Raffaello Sanzio etc. C’était le temps de la guerre en Croatie, il y avait une ambiance assez particulière, l’idée que tout pouvait disparaître d’un jour à l’autre, c’était une époque où on ne faisait pas de projets sur le long terme. Mais c’est aussi le temps où, curieusement, beaucoup d’artistes étrangers passaient pour donner des ateliers, proposer des masterclass, montrer leur travail ou faire des projets avec les artistes locaux. Et toutes ces rencontres et projets m’ont inspirée et probablement donné envie de me lancer dans une pratique artistique. À la fin de mes études universitaires, en 1995, j’ai décidé de quitter la Croatie pour aller faire des études de danse et de chorégraphie à Amsterdam, à la School For New Dance Developement. Je pense vraiment que si j’étais restée en Croatie au moment de l’après guerre, je n’aurais probablement jamais connu le contexte nécessaire pour devenir artiste. L’école à Amsterdam était un endroit parfait pour moi : une école internationale, avec un programme très large, fondé sur la danse mais aussi sur la composition, la théorie, les pratiques somatiques. C’était comme une école d’art. Un endroit très riche de rencontres, que ce soit avec les autres étudiants mais aussi avec les enseignants. Une fois que j’ai fini l’école, j’ai pratiquement tout de suite commencé à faire mes propres spectacles, et à travailler avec d’autres chorégraphes et collègues.

En tant qu’artiste, quelle(s) danse(s) voulez-vous défendre ?

Les défendre contre qui ? J’apprécie regarder ou participer aux danses fondées sur l’idée de partage, les danses qui proposent des formes et des énergies qui ne sont pas uniquement « esthétiques », les danses qui travaillent à un niveau viscéral. Très souvent j’apprécie les danses qui me plongent dans un état extatique ou de curiosité, les danses que je ne comprends pas. Je trouve que la danse doit toujours porter l’idée de la transformation ; soit dans le temps qu’elle propose soit dans le regard qu’elle invite, soit dans les relations qu’elle développe entre les participants. La danse est toujours une histoire de rapport, de relation. La danse ne se danse jamais seul. Et lorsque nous dansons en dehors du contexte du théâtre, de la représentation théâtrale, il y a toujours l’idée soit de l’autre, soit du social. You never dance alone.  

En tant que spectatrice, qu’attendez-vous de la danse ?

Je n’ai jamais d’attentes particulières. En fait, moins le spectacle comble mes attentes, plus je l’aime. Aussi, je ne vais jamais voir de la danse, je vais simplement voir. Je n’entretiens jamais de préjugés formels entre ce qu’est la danse, et ce qui ne l’est pas. Et je décèle plus facilement la danse dans un spectacle qui n’est pas spécialement défini comme “chorégraphique”, mais qui me déplace, qui m’émeut et m’engage, plutôt que dans quelque chose qui se revendique comme de la danse, mais qui ne fait que reproduire des gestes, des mouvements, qui ne bougent plus. Il doit y avoir des spectateurs qui sont encore attachés à la reconnaissance de formes historiques … Mais pour moi ce n’est pas très excitant si les mouvements ne véhiculent pas d’autres considérations, s’ils n’engagent pas de nouvelles relations.

À vos yeux, quels sont les enjeux du spectacle vivant aujourd’hui ?

C’est exactement ça : pas seulement mettre les corps en mouvement, mais aussi les idées, les regards, les coeurs. Le véritable esprit de la danse repose dans le mouvement. Si la danse devient une simple série de formes qui se représentent elles-mêmes, mais ne déplacent rien, alors on atteint un stade de sclérose, d’arrêt sur image. Dans le contexte du spectacle vivant, nous sommes toujours (peut être plus pour très longtemps) relativement libres de produire différents formats et expériences chorégraphiques, car nos pratiques restent suffisamment marginales et ne visent qu’un petit nombre de spectateurs éclairés, qui savent souvent déjà ce que nous allons leur proposer. Même si nous jouons devant un public de 500 personnes, c’est toujours intime, comparé à une vidéo Youtube visionnée par des milliers de personnes. Cette intimité nous autorise plusieurs degrés d’engagement et d’investissement. Par exemple, il est toujours possible aujourd’hui de proposer à des spectateurs de regarder la même image pendant une heure, ou alors de ralentir le temps, et cela leur convient, cela nous convient tous. C’est très important que ce type d’expérience artistique collective existe. Elles permettent d’équilibrer, d’une certaine façon, cette habitude individuelle de consommation d’images, d’idées et de relations, sur le mode du zapping, qui me désarçonne parfois.

À vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

L’artiste doit proposer de nouveaux langages et de nouveaux points de vue. Il doit inventer des structures poétiques qui ne sont pas des reproductions de ce qu’on peut déjà voir dans les champs médiatiques, de la politique ou du divertissement. Rester marginal, weird et indiscipliné. Ne pas reproduire les canons, ne pas simplement continuer à faire ce que les différentes institutions (politiques, sociales, historiques) attendent de nous. Toujours questionner le sens de ce que nous produisons, au sein de nos disciplines et nos médiums, mais aussi dans  la société dans son ensemble. Il s’agit d’accepter différents cadres de visibilité, pour les intégrer au travail lui-même. Il faut essayer de nouveaux modèles de travail collectif, le contexte de l’art étant l’un des rares où il est encore possible de le faire. Comprendre qu’influer depuis la marge est plus complexe que de soumettre depuis le centre, mais que c’est plus intéressant. Il faut partager intelligemment des processus et pas seulement des produits. Rester curieux, impressionné, extatique, amoureux, mais concentré. Accepter le fait que les choses puissent se dérouler sans aucun plan, ou sans aucune raison.

Photo © Gerco de Vroeg