Photo automated sniper by julian hetzel   fotografie bas de brouwer

Julian Hetzel « Les frontières sont minces entre un artiste et un activiste »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 15 septembre 2017

D’origine allemande, Julian Hetzel travaille et vit aujourd’hui à Utrecht aux Pays-Bas. Artiste plasticien et musicien, il développe depuis plusieurs années une recherche au croisement de la performance, du théâtre et des arts visuels. Créée à Amsterdam au printemps dernier, sa dernière création The Automated Sniper s’inspire de l’usage militaire des drones et questionne le spectateur sur son rapport à la violence, notamment au regard des jeux vidéos en vision subjective.

Vous signez vos propres performances depuis maintenant quelques années. Au regard de votre parcours, retrouvons nous des analogies entre vos différentes pièces ?

Avec le recul, je me rend compte en effet que chacun de mes travaux sont tous liés, connectés et issus des mêmes questions. Dans certains cas, il existe également des liens évidents entre les projets. Un projet peut émerger d’un autre, en partageant les mêmes questionnements et les mêmes axes de recherche, même si ce n’était pas l’intention initiale. Avec le temps, il semble que mon équipe et moi-même développons ensemble une certaine façon de construire des torsions conceptuelles qui finissent par devenir une signature reconnaissable. Plus souvent, mes travaux génèrent une sorte de friction éthique, une rupture dans le système de valeurs morales du spectateur.

Comment The Automated Sniper s’inscrit-il dans cette recherche ?

J’essaie toujours de faire en sorte que les gens s’interrogent et reconsidèrent les circonstances dans lesquelles ils se trouvent. Je travaille avec des valeurs éthiques, en tant que matériau. J’ai l’intention de questionner et de redéfinir les systèmes de valeurs établis en proposant des réalités alternatives. Dans certains cas, ces recherches nécessitent des méthodes et des mesures peu orthodoxes et peut conduire à un résultat inattendu. Avec The Automated Sniper, je souhaitais mettre la notion de « responsabilité » au coeur des enjeux de la pièce. En particulier dans le rôle du public. Où est la frontière entre être un spectateur, un témoin, un complice et l’auteur de ce que nous voyons ? À quel moment nos mains deviennent sales ? Jusqu’où sommes-nous prêts à aller ? Quand l’observation devient-elle de la participation ?

Pouvez-vous revenir à la genèse de The Automated Sniper ? Comment est née cette performance ?

L’idée de départ était de rendre physique la peur, de générer une menace permanente. J’ai cherché des façons d’infliger le sentiment de peur aux interprètes. Pendant les répétitions, nous avons fantasmé sur une sorte de Dieu qui volerait au-dessus des gens, les observerait, les punirait et éventuellement les détruirait. Aujourd’hui, les motifs religieux et la technologie sont entrés dans le monde de la guerre. Les drones ont des pouvoirs divins, ils sont omniprésents et voient tout. Ils sont devenus l’influence créatrice de la pièce. Je n’étais pas intéressé par le fait de faire voler un drone dans l’espace du théâtre, alors j’ai cherché une représentation plus abstraite de cette idée. J’ai imaginé un objet capable de cibler et de tirer sur les artistes sur un plateau. La création du dispositif de tir a alors été la première étape concrète du processus de création.

Quels ont été les différents matériaux à partir desquels vous avez commencé à conceptualiser la pièce ?

Nous avons commencé à travailler à partir de matériaux collectés dans divers médias : des articles de journaux, d’internet, d’archives, de livres scientifiques sur la guerre et la psychologie. Avec le dramaturge de la pièce Miguel Melgares nous avons regardé des milliers de vidéo de drones et nous avons également fait des recherches autour des liens entre violence et jeux vidéos. Ma fascination pour les drones et surtout pour la notion de « guerre asymétrique » est devenu l’élément central du travail. Deux références ont été très influentes dans nos recherches : The drone papers issu de theintercept.com et Drone Theory de Grégoire Chamayou. Son texte a été une révélation et une énorme source d’inspiration pendant le processus de création.

Comment s’est déroulé l’écriture de The Automated Sniper ?

L’écriture s’est divisée en deux parties. À la fin de la première phase de recherche nous avons partagé une étape de travail à un public : une boucle de dix minutes dans une configuration simple, en taille réelle, avec un modèle simple du dispositif de tir. Nous avons compris le potentiel de l’interaction entre le public et les artistes à travers la machine. Nous avons alors élaboré un scenario afin qu’un joueur soit présent dans le dispositif et nous avons optimisé l’appareil. De nouvelles personnes ont ensuite joint le projet afin d’alimenter le processus de création. En parallèle des répétitions, j’ai également travaillé avec Ana Wild (interprète) et Miguel Melgares sur un document ouvert en ligne où nous écrivions chacun des textes.

Concrètement, comment fonctionne cette « arme automatique »?

Nous préférons ne pas la nommer « arme » car cette appellation entraîne des problèmes avec les règles de sécurité du théâtre. Nous avons inventé le terme L.D.P. (imprimante à distance) à la place. Il s’agit en fait d’un bras robotique qui peut tourner sur deux axes et qui projette des billes remplies de peinture. L’appareil a été conçu par Hannes Waldschütz et est assemblé à partir de pièces en aluminium découpées au laser. Il reprend plus ou moins les mêmes schémas que les appareils utilisés pour le paintball. Il possède un marqueur de haute précision qui peut être déclenché à distance. L’appareil fonctionne sous haute pression et est alimenté par un réservoir de 15 litres d’air comprimé. Son « oeil » est une caméra haute résolution avec un mode de vision nocturne et il est équipé d’un pointeur laser. L’appareil peut lancer dix balles par seconde et peut même être contrôlé via Internet.

The Automated Sniper est à la fois un spectacle et une installation. Quels sont les particularités de chacun des deux dispositifs ?

Dans la version installation, chaque « visiteurs » peut s’assoir à la place du joueur et est invité à utiliser la caméra de surveillance et le dispositif de tir sur les performeurs présents dans un espace différent. Nous proposons une expérience immersive à chaque spectateur avant de l’inviter à entrer dans la réalité de l’espace où ils a tiré. Dans la version théâtrale nous invitons également des volontaires à participer en tant que joueurs et à interagir avec l’espace de la scène. Chacun des joueurs, qui contrôle l’arme via une manette va prendre le pouvoir sur l’espace du plateau. Les interprètes s’y déplacent par peur et pour leur propre sécurité. Les conditions mises en place dans l’espace théâtral créent un sentiment de terreur envers les personnes sur scène.

Comment ce dispositif participe-t-il à l’écriture des corps dans l’espace du plateau ?

Sans être dangereux pour eux, l’appareil qui tire sur les interprètes est assez puissant pour faire mal. Cette situation provoque du stress et de produit de l’adrénaline. La performativité des deux acteurs sur scène est parfois réduite à la simple action de se protéger. Leurs déplacements produisent des mouvements qui peuvent être considérés comme des « danses modernes ». Les abris qu’ils construisent pour se protéger de l’impact des balles se transforment en sculptures artistiques bien que leurs motivations à les créer proviennent d’une cause différente.

Votre travail offre un regard critique sur notre société contemporaine. Vous considérez-vous comme un artiste politique ?

Je n’aime pas l’étiquette « artiste politique », je me considère plutôt comme un observateur critique et accro aux médias. J’espère que l’art est, et sera toujours, sans but ni nécessité. L’art doit résister à la tendance qui le pousserait à produire un service social, et doit rester indépendant et libre. S’il se trouve qu’une oeuvre d’art trouve une pertinence politique ou sociale, c’est un bonus, mais ce ne doit pas être l’intention première de l’artiste. Les frontières sont minces entre un artiste et un activiste, et je préfère qu’elles restent distinctes. Je pense que l’artiste devrait toujours avoir la liberté de décider du chemin que doit prendre son travail et par conséquent, articuler ou non une déclaration politique.

Création et direction Julian Hetzel. Conception de la machine Hannes Waldschütz. Dramaturgie Miguel Angel Melgares. Collaborateur artistique Joachim Robbrecht. Costumes Karianne Hoenderkamp. Lumières Nico de Rooij. Photo © Bas de Brouwer.