Photo AMSD

Gaëlle Bourges, A mon seul désir

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 11 décembre 2014

Initiée par le triptyque Vider Vénus (Je baise les yeux, La belle indifférence, Le verrou), la nouvelle création de la chorégraphe Gaëlle Bourges A mon seul désir continue d’explorer les relations entre écriture chorégraphique et décryptage des images de l’histoire de l’art. Ici, les six panneaux de la série de tapisseries connue sous le nom de La Dame à la licorne forment la toile de fond sur laquelle se déploie une fresque interrogeant les représentations du corps féminin. Dans cet entretien, Gaëlle Bourges partage les rouages de sa recherche et revient sur le processus de sa création A mon seul désir.

A mon seul désir puise son origine dans la série de tapisseries connue sous le nom de « La Dame à la licorne ». Qu’est-ce qui a motivé l’écriture de cette création ?

Ma première motivation, c’est la tapisserie elle-même, à qui je rends « visite » régulièrement depuis de nombreuses années. J’ai habité un temps près du Musée de Cluny, et comme j’étais inscrite à l’ANPE (aujourd’hui Pôle Emploi), je pouvais entrer gratuitement en montrant mon justificatif. Ma deuxième motivation relève de mon appétit à m’arrêter un temps sur certaines œuvres du patrimoine européen, surtout celles qui habitent nos intérieurs – que ce soit sous forme de posters assez moches ou de coussins pour canapé (c’est le cas de La Dame à la licorne) ou, plus profondément encore, l’imagerie plus ou moins consciente qui tapisse l’arrière de nos cerveaux – par exemple : dans la peinture, les femmes nues et lascives, les rideaux de velours rouge, les vierges douces et mélancoliques, etc. Dans A mon seul désir (sans accent grave sur le A, car il s’agit de l’initiale d’un prénom), c’est l’image des vierges que je m’amuse à diffracter.

A mon seul désir met en scène quatre femmes nues, accompagnées par une bande sonore qui procède à l’ekphrasis d’une image. Pourriez-vous revenir sur le processus d’écriture d’A mon seul désir ?

Le texte s’écrit toujours au fur et à mesure du travail chorégraphique, ou disons plutôt que je conçois en même temps dans quel sens je veux dérouler ce que je vois de l’œuvre, et ce que je veux en dire par la langue. Je savais dès le début qu’il y aurait d’abord une lente introduction à l’ensemble de la tapisserie – le château de Boussac, dans la Creuse, où les panneaux étaient « stockés », George Sand, Prosper Mérimée, le bestiaire, les mille fleurs,  puis un texte par panneau, c’est à dire pour chacun des cinq sens, sauf le dernier, le mystérieux sixième sens… J’écris, je regarde, j’écris, je regarde, etc. Mais surtout pour commencer, je lis beaucoup !

La mise en scène balance entre l’illustration, l’explication, la libre interprétation et l’explication à la fois de l’image et du texte…

Le rapport entre texte, image et mouvement oscille effectivement entre illustration et écart, chacun étant libre de broder à sa guise. Tout dépend des connaissances historiques que l’on a, de l’état dans lequel on est en tant que spectateur, du goût ou de l’aversion pour les mots. Si le texte occupe une place au début de la pièce, la mise en scène abandonne au fur et à mesure du spectacle les mots au profit d’une autre forme de sons, entrant dans un autre type de relation avec les oreilles. La bande sonore est constituée de trois étages : un étage « texte » – ou langue parlée, puisqu’on entend quelqu’un raconter quelque chose sur la tapisserie ; un étage cornemuse (Erwan Keravec), qui apparaît à partir du tableau sur l’ouïe puis un étage musique électroacoustique (Stéphane Monteiro alias XTRONIK), qui vient complexifier encore la profusion sonore de la cornemuse sur le sixième sens (baptisé par les historiens de l’art « mon seul désir »).

Votre travail interroge la nudité et la représentation du corps féminin dans l’art. Pourriez-vous partager quelques informations autour de la nudité sur scène ?

Il s’agit d’une recherche au long cours sur le nu public – puisque nous sommes sur scène devant des spectateurs, et non dans notre chambre à coucher. Le nu public comme catégorie sociale, politique et comme spectacle est une invention récente. Lorsque nous sommes nus sur un plateau, nous travaillons ce qui relève à la fois de l’histoire tout court, de l’histoire de l’art, de l’histoire de la pudeur, des redéfinitions juridiques incessantes de ce qui est perçu comme pornographique, érotique, obscène, etc. Ce qui est intéressant de savoir, c’est que le nu dans le spectacle est autorisé en France à partir de la seconde moitié du XIXe siècle dans les métropoles coloniales, et qu’il est d’abord réservé aux exhibitions « exotiques » des foires, cirques ou expositions universelles avec leurs zoos humains. D’ailleurs les premières photographies en couleurs de seins nus, au début du XXe siècle, sont publiées dans le magazine National Geographic et montrent des seins de femmes plutôt noires – National Geographic avait en effet le droit de reproduire des nus féminins de « primitifs » sans courir le risque d’être poursuivi pour exploitation sexuelle ou obscénité ! En paraphrasant le critique Roger Ebert, du Chicago Sun Times, on peut dire que les seins marrons ne sont pas aussi coupables que les seins blancs : ils ne sont pas sexuels, mais géographiques. Tout va donc bien. Les premiers effeuillages (ou striptease) datent de la même époque, et seraient en quelque sorte des réponses (ou plutôt des techniques de séduction sorties des bordels) de blancs à l’exhibition des « primitifs » à moitié nus. Le premier striptease « complet » – le Coucher d’Yvette – aurait eu lieu en 1894 au « Divan japonais », rue des Martyrs à Paris : l’actrice Blanche Cavelli se déshabillait dans un décor de chambre à coucher (en réalité elle portait un académique chair), puis se mettait au lit. Quand on est nu sur scène, on est immanquablement relié, qu’on le veuille ou non, à cette histoire. Il s’agit bien, du coup, de savoir de quel côté on est – des foires coloniales ou des techniques de séduction. Ou mieux, d’être avec les deux : faire de la géographie sexuelle postcoloniale.

A mon seul désir, conception et récit Gaëlle Bourges. Musique XTRONIK, Erwan Keravec. Lumière Abigail Fowler, Ludovic Rivière. Costumes Cédrick Debeuf, Louise Duroure. Masques Krista Argale. Accessoires Chrystel Zingiro. Avec Carla Bottiglieri, Gaëlle Bourges, Agnès Butet, Alice Roland. Photo © Thomas Greil.