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La Ribot « J’ai toujours considéré la danse comme un territoire sans limite »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 19 décembre 2019

Depuis plus de 30 ans, La Ribot donne corps à une recherche tentaculaire et ne cesse de réinventer et défricher les cadres de son travail. Aussi bien exposées dans les théâtres que dans les musées, les pièces de la madrilène flirtent entre le médium danse, la vidéo et les arts visuels. Cette année, le Festival d’Automne à Paris lui a consacré un grand portrait en programmant plusieurs pièces emblématiques de son répertoire et une double exposition, l’occasion de revenir ici sur les moments charnières de sa vie d’artiste et sur cette série de pièces présentées à Paris.

Vous avez d’abord suivi une formation de classique puis de danse contemporaine. Comment avez-vous bifurqué vers la performance solo ?

Pour moi c’était très naturel de me détourner de la danse classique et d’aller vers la danse contemporaine. Pour être précise, ce que les journalistes, spectateur·rice·s appellent « performance » chez moi, fait partie de la danse contemporaine. J’ai toujours pensé et considéré la danse comme un territoire sans limite avec un futur élargi. Mais même si j’emprunte des éléments ou des procédés au théâtre, au cinéma ou à la peinture, je n’ai jamais renié la danse contemporaine : de la sophistication du geste aux films/vidéos que je réalise, ce sont finalement de multiples supports à partir desquels je continue de réfléchir la danse et la chorégraphie, de penser et d’imaginer son possible futur. Danser en solo est une tradition de danseuses et de chorégraphes : regardons l’histoire ! J’ai commencé la danse classique sur le tard, vers 12 ans, dans une école de quartier à Madrid dirigée par Alain Baldini, un ancien danseur de l‘Opéra national de Paris, que j’ai beaucoup apprécié pour sa folie et son esprit unique… Je suivais ses cours deux ou trois après-midis par semaine mais ce que je préférais par-dessus tout, était les tournées et les spectacles qu’il organisait avec nous, ses élèves, en impliquant nos familles, les ami·e·s, les voisin·e·s, les voitures et même les maisons des un·e·s et des autres. Nous étions tou·te·s engagé·e·s entièrement pour la cause de la danse. C’était phénoménal ! Puis je suis partie à Cannes, à 18 ans chez Rosella Hightower. Là-bas, j’y ai découvert la danse moderne et, progressivement, je me suis éloignée de la danse classique. Si j’aimais beaucoup l’école et les professeur·e·s de Rosella Hightower, j’ai quand même su très tôt que je ne serai pas une danseuse classique. Dans cette école, nous étions formées pour devenir des danseuses « parfaites », mais pas pour devenir des artistes critiques, amenées à nous interroger ou remettre en question la danse en elle-même. Après Cannes j’ai entrepris plusieurs voyages et des recherches à New York et Cologne principalement. Je suis rentrée à Madrid en 1984 où j’y ai créé ma première pièce, Carita de ángel, un trio de femmes où l’on peut déjà voir quelques les prémices esthétiques et conceptuelles propres aux pièces distinguées : le corps de la femme, la chaise pliante, les actions quotidiennes détournées, les collages musicaux, etc. Juste après, en 1986, je fondais la compagnie Bonanada Danza avec Blanca Calvo, et en 1989, faute de soutiens financiers et dans l’impossibilité de nous projeter, nous avons décidé de mettre fin à la compagnie malgré une période stimulante/foisonnante.

Deux ans plus tard, en 1991, votre nom de scène devient La Ribot. Comment cette transition a-t-elle opéré ?

Après la compagnie Bocanada Danza, je me suis mise à travailler en solo. Le nom La Ribot fut une manière de marquer une nouvelle façon de travailler. Être une nouvelle artiste. Je me suis renommée comme une diva – La Fuller – mais aussi comme une femme populaire – La Carmen. En 1991, j’ai créé le solo Soccoro ! Gloria ! – un strip-tease de 7 minutes, qui, contre toute attente, fut un grand succès et programmé partout. Je l’ai présenté un peu partout en Espagne dans des galas, des programmes de théâtre et même dans des bars durant la nuit… Dans les galas, c’était un peu ridicule car souvent j’étais programmée entre deux spectacles de danse classique, la salle se pliait de rire – j’aimais beaucoup le fait d’être un ovni ! J’ai même été invitée à le jouer au Lincoln Center à New-York devant une salle de 2000 personnes hilares. A partir de 1994, j’ai joué Socorro ! Gloria ! en introduction de ma première série de pièces distinguées 13 Piezas distinguidas.

Pendant cette même période, l’économie espagnole entre en récession et le pays connaît un taux record de chômage. Comment ce contexte économique a-t-il impacté votre travail ?

En effet, lorsque Gilles (Jobin, son compagnon de l’époque, ndlr.) est venu s’installer avec moi à Madrid en 1995, il s’attendait à évoluer dans le Madrid des années 80, mais la crise et la politique avaient littéralement modifié le paysage. En Espagne, les institutions culturelles et artistiques sont dirigées par des personnes nommées par le pouvoir politique du moment. Donc, quand le pouvoir change de bord politique, toutes les institutions mises en place par le pouvoir précédent, changent également de direction. C’est aussi absurde que ça. A chaque mouvement politique, il fallait recommencer à tisser les relations, et c’est encore plus ou moins comme ça ! C’était compliqué d’y vivre, d’y travailler, il y avait très peu de possibilités de se projeter. Si j’ai toujours considéré que mon travail était accessible à un vaste public, à cette époque-là, je n’entrevoyais aucun futur pour moi : j’étais une artiste marginale et underground forcée. Pas par choix, mais forcée de l’être en raison du manque de perspective. Lorsque j’ai commencé mon projet des pièces distinguées, c’était avant tout pour moi une façon de survivre économiquement et artistiquement : fragmenter mon discours en pièces courtes et les accumuler au fur et à mesure que je pouvais le faire. Sans doute que j’avais aussi besoin de me projeter, de trouver une forme de continuité dans mon travail, d’avoir un horizon… pour cela, je ressentais le besoin de me projeter avec l’idée de créer 100 pièces distinguées tout au long de ma vie. Dans le fond, l’économie de moyens dont je devais faire preuve m’a permis de mettre en place certaines lignes de fond de mon travail : utiliser des objets pas chers, ou des choses que je pouvais faire moi-même ou trouver : un bout de carton, une perruque, le drap d’un hôtel, une corde, la chaise de la cuisine…

Vous avez créé vos deux premières séries de pièces distinguées en Espagne. Ces premières pièces ont la particularités de compiler des actions brèves et efficaces…

Les premières pièces distinguées ont été avant tout un exercice de compréhension de la situation dans laquelle j’évoluais. Je vivais à cette époque avec un peintre sculpteur et j’étais très influencée par les arts plastiques. Ainsi, j’ai appliqué les stratégies des arts visuels à la danse : dessiner, coller, couper, ou couvrir, manipuler et utiliser le corps comme un objet en mouvement… J’avais aussi besoin aussi de me retrouver seule, aussi bien sur scène qu’au studio. Au tout début il n’y avait pas de sujet précis, j’étais plutôt en train de définir un projet, un projet pour toute ma vie,  j’imaginais ces pièces comme des poèmes visuels, des nouvelles définitions de la danse contemporaine, des manifestes, de nouveaux procédés… En 1993, la toute première série, 13 Piezas distinguidas était composée de 13 idées, toutes distinctes l’une de l’autre, sans narration ni développement. Dans la seconde série Más distinguidas en 1997, il y avait plus de liens entre les pièces : le corps devenait une sorte de canevas…. J’aime les artistes qui font des œuvres courtes, comme les haïku, les contes, les fables, les poèmes, les dessins brouillons… La poésie a besoin de condensation. Loïe Fuller, Isadora Duncan, Julio Cortazar, Erik Satie, Buster Keaton… J’aime voir leurs pièces comme des fragments d’une œuvre beaucoup plus grande qu’on voit seulement lorsqu’on regarde leur vie entière. Mais je me rends compte aujourd’hui que j’aime aussi énormément le concept de « longue temporalité » dans le processus de travail des artistes, comme Proust avec La Recherche du temps perdu ou Elias Canetti avec Masse et Puissance par exemple, qui élaborent un seul projet très long et pendant toute une vie. Court ou long, c’est la réflexion sur la forme du temps qui m’intéresse.

1997 marque aussi votre déménagement à Londres. A quoi répondait la nécessité de ce déplacement ?

J’ai rencontré Lois Keidan et Catherine Ugwu en 1991, lorsqu’elles sont venues à Madrid pour trouver de jeunes artistes espagnoles et les inviter à se produire à Londres dans un évènement qui s’inscrivait dans le sillage de l’Exposition universelle de 1992. Finalement, l’événement n’a pas eu lieu, mais en 1994 elles m’ont invitée à présenter 13 Piezas distinguidas à l’Institute of Contemporary Arts, ICA, de Londres où elles y dirigeaient le département Live Art … Sur place, en voyant toute cette effervescence, j’ai compris que je devrais vivre à Londres. Nous avons décidé, Gilles et moi, de déménager en 1997 car nous y voyions un avenir possible. Au tout début, la vie fut extrêmement difficile mais nous étions heureux car il y avait un véritable élan artistique qui était loin de ce que nous connaissions à Madrid, c’était extrêmement stimulant. Par la suite, Lois Keidan a fondé le Live Art Development Agency, un lieu important durant cette période qui était entièrement dédié à soutenir et donner de la visibilité à toutes les pratiques des arts vivants qui ne correspondaient pas aux définitions traditionnelles de la danse et du théâtre et qui, hors normes, ne bénéficiaient d’aucune reconnaissance institutionnelle, publique et critique. J’ai eu la chance d’arriver à Londres pendant cette période, mon travail s’insérait dans la nouvelle scène appelée Live Art, proche du milieu des Young British Artists très à la mode à cette époque. C’est ici que j’ai conceptualisé la troisième série des pièces distinguées, Still Distinguished, en 2000. Ce qui m’intéressait, c’était de travailler sur les rapports de force entre les spectateur·rice·s et moi et de voir quelles étaient les relations de pouvoir entre elles·eux et moi au sein d’un espace et d’un sol partagés, sans différence aucune entre scène et public / salle.

C’est justement grâce à cette dynamique et cet intérêt autour du Live Art que la Tate vous commande Panoramix, une rétrospective de toutes vos pièces distinguées créées jusqu’alors…

La Tate a demandé aux commissaires Lois Keidan et Adrian Heathfield de faire une exposition sur l’art vivant. Ils l’ont appelé LIVE CULTURE et elle a été inaugurée en 2003. C’était une des premières expositions qu’une institution aussi prestigieuse consacrait à la production artistique vivante. Ils m’ont demandé d’y présenter toutes les pièces distinguées que j’avais créés jusqu’alors, entre 1993 et 2000. J’ai réorganisée ces 34 pièces dans un format inédit spécialement pour la Tate que j’ai intitulé Panoramix, un nom qui évoque l’idée d’un panorama sur 10 ans de pièces distinguées. Après cette rétrospective, j’ai décidé de mettre en stand-by à ce projet. J’étais réellement épuisée. J’ai attendue 8 ans avant de reprendre le travail des pièces distinguées, avec PARAdistinguidas en 2011… et j’ai continué en 2016 avec Another distinguée, la cinquième série/spectacle. Aujourd’hui, en 2019, je suis à 53 pièces distinguées… Ce projet continue de s’étendre en fonction des idées, des invitations, de l’argent, des compagnons, des propositions…. Je peux dire maintenant que la prochaine série est planifiée pour 2021…

A l’heure d’aujourd’hui, Another Distinguée est votre dernière série des pièces distinguées. Cet opus est beaucoup plus sombre que les précédents…. Quels sont les thèmes qui traversent et relient ces 8 dernières pièces ?

Another Distinguée, la cinquième série, est en effet très différente des précédentes. Il y a la fiction, l’érotisme… C’est mystérieux, sombre, on ne distingue pas tout, les corps sont comme aspirés dans cette obscurité. il y a aussi énormément de mélancolie, la question de la mémoire y est pour moi fondamentale : entre autre corporelle, avec par exemple les traces que laisse l’encre du feutre sur la peau dans la pièce distinguée n°46 Sirènes, mais aussi, contrairement aux précédentes séries, aucun vestige ne reste de nos actions, nous produisons aucune trace, rien… C’est aussi un espace assujetti à l’oublie. Le corps comme lieu où s’inscrit la douleur et le sacrifice physique est une notion qui traverse en filigrane toutes les pièces distinguées… La répétition inexorable des choses de la vie, les combats, les rêves, l’horreur, le désir et la mort. Je soulève ces questions dans Another Distinguée avec un premier homme (le comédien Juan Loriente, ndlr.) et après avec l’autre (le danseur Thami Manekehla, ndlr.). Tout se passe au pied de cet énorme installation noire intitulée Sonia qui nous empêche de tout voir, de nous voir. Les questionnements y sont plus existentiels.

Malgré cette reconnaissance à Londres, vous déménagez à Genève en 2004…

Au début des années 2000, précisément en 2004, tant de choses restaient à faire dans le domaine de la danse contemporaine en Suisse. Il y avait peu de compagnies de danse et Gilles avait besoin de rentrer. Je me suis dit que je pouvais aussi travailler ailleurs. Même si mon travail était déjà reconnu en Suisse car j’avais eu l’occasion de le présenter dans plusieurs endroits, ce fut compliqué de changer de pays, de langue, de cadre… : je me suis rendue compte après coup que je m’étais vraiment bien insérée dans la société londonienne. Ce déménagement a aussi coïncidé avec la naissance de mon deuxième fils. J’ai profité de ce changement géographique pour amorcer un virage dans mon travail, j’étais fatiguée de faire des pièces distinguées, de travailler en solo. J’ai alors entamé et développé un grand projet de recherche pour donner accès à la danse contemporaine à n’importe qui. Cette recherche a donné lieu à la pièce 40 Espontáneos, projet où les protagonistes étaient des figurant·e·s, des amateur·rice·s. A Genève, j’ai également commencé à enseigner à l’HEAD (Haute École d’art et de design de Genève, ndlr.), aux côtés de Yann Duyvendak, et nous avons créé le département Art /Action, le premier consacré aux arts de la scène, la danse, la performance et l’action vivante. J’étais fière car c’était une manière de reconnaître la danse comme un art contemporain.

En effet, les années 2000 marque un basculement dans les arts vivants : le médium danse et la performance s’infiltrent dans les musées, les arts visuels arrivent dans les théâtres… Quels souvenirs gardez-vous de cette époque ?

J’ai commencé à présenter des pièces dans des musées ou des galeries à la fin des années 90, parce ce que j’avais besoin de présenter les choses d’une manière différente. Les institutions muséales et les galeries représentaient une occasion d’envisager le travail de façon inédite : considérer les spectateur·rice·s sur un pied d’égalité et « horizontaliser » le rapport entre elles·eux et moi-même afin d’annuler la distance qu’installe le dispositif de la scène du théâtre et les hiérarchies entre nous, etc. Les spectateur·rice·s et moi-même partagions le même sol. Le théâtre et ses possibilités techniques étaient donc en quelques sortes devenus désuets. Je crois que le grand changement s’est effectué lors de la saison 2000-2001 lorsque Gérard Violette (directeur du théâtre de la Ville de 1985 à 2008, ndlr.) a programmé une nouvelle bande de jeunes chorégraphes au Théâtre de la Ville de Paris : Gilles Jobin, Olga Mesa, Jérôme Bel, Claudia Triozzi, Xavier le Roy, etc. Cette saison au Théâtre de la Ville a été importante, aussi bien pour moi que pour de nombreuses·eux artistes de ma génération. J’y ai présenté Still Distinguished sur le grand plateau du Théâtre de la Ville et Violette avait accepté de faire monter tou·te·s les spectateur·rice·s avec moi sur le plateau. Contrairement à une jauge classique de 800 spectateur·rice·s, Still Distinguished était créée pour uniquement 200 personnes, j’ai donc dû présenter le spectacle plusieurs fois par jour pour rentabiliser le coût de programmation ! (rires) A cette époque nous étions chacun·e soutenu·e par de petits lieux underground, en province ou à l’étranger. On se croisait régulièrement dans des festivals en Europe. C’était la première fois que nous étions tou·te·s programmé·e·s ensemble à Paris. Le Théâtre de la Ville présentait Pina Bausch, Merce Cunningham, Mathilde Monnier, Anne Teresa De Keersmaeker, William Forsythe : le temple de la danse contemporaine quoi… C’était un geste fort, courageux et visionnaire de sa part, de nous permettre de nous produire sur cette scène… Je l’en remercierai toujours. C’est comme ça que je suis passée du milieu du Live Art anglais assez marginale, à celui de la danse contemporaine française dans une des institutions culturelles les plus importantes.

En arrivant à Genève, vous avez également ouvert votre pratique à de nouveaux·elles interprètes, à de nouvelles collaborations. A quoi répondait ce changement ?

Au tout début j’avais envie et besoin d’être seule et en solo, pour envisager le projet des pièces distinguées. J’étais légère, libre, je ne dépendais de personne. La situation économique en Espagne ne me permettait pas également d’engager d’autres interprètes ou de faire des collaborations. Après le grand projet de Panoramix, j’ai eu besoin de donner forme à l’Autre… Chaque rencontre, chaque collaboration, est une manière d’ajouter de nouvelles réflexions et de nouvelles lectures à mon projet des pièces distinguées que je dois finir avant de mourir (rires). Tous mes travaux, toutes mes recherches que je mène en parallèle, nourrissent ce projet et m’aide à le comprendre. Ce projet « distingué » est traversé par diffèrent choses, médiums, (des films, des photos, des écrits, des dessins, la politique, la vie, mes peurs, ma vie personnelle… C’est si tentaculaire et ça se ramifie à tellement de choses !

En 2006 vous créez le trio Laughing Hole, pièce toujours présentée comme la plus politique de vos œuvres… Pouvez-vous revenir sur le contexte de création et le déclencheur de cette création ?

Je n’ai pas le sentiment que Laughing Hole est plus politique que le reste de mon travail, mais il est vrai que les textes rédigés autour de cette pièce lui ont donné une dimension militante. Pour moi c’est juste la plus frontale, contrairement à toutes les pièces distinguées qui sont à mes yeux aussi politiques mais peut être plus poétiques. Lorsque nous avons emménagé à Genève, la guerre en Irak continuait de sévir, même si l’on voulait nous faire croire le contraire… Les tortures de Abu Graib apparaissaient au grand jour, tout le monde parlait de cette guerre : à la télévision, dans les journaux, dans les soirées entre ami·e·s. Et malgré tout, l’attitude, les mensonges et la politique terrorisante de Bush restaient impunis… C’était affreux ! La Cour suprême des États-Unis et la Commission des droits de l’homme avaient même demandé la fermeture de Guantanamo où des milliers de prisonniers, la plupart innocents, étaient transférés pour être torturés… Je ne voyais pas comment je pouvais continuer à travailler normalement pendant que ces gens étaient en train de se faire torturer et tuer, devant nos yeux avec une sorte d’approbation général… J’étais à ce moment précis extrêmement affectée par mon environnement : mon nouvel enfant, mon déménagement, être à nouveau étrangère… : mon changement de vie coïncidait avec des changements terribles dans le monde.

Laughing Hole connecte deux occurrences quon retrouve dans plusieurs de vos pièces : le rire frénétique et la figure de la femme…

En effet Laughing Hole fait partie d’un cycle de pièces basé sur le rire. J’ai commencé à travailler avec le rire un peu par hasard avec mon projet 40 Espontáneos en 2004. C’était un projet avec des interprètes non-professionnel·le·s et le processus de travail était extrêmement court. Pendant les répétitions, je me suis rendue compte que le rire était un moyen pour souder un groupe rapidement. C’était une pièce très colorée et joyeuse. Je souhaitais amener le rire vers d’autres endroits avec Laughing Hole. Ici le rire devient terrifiant, hyper ambigü, il trouble ce qui est regardé, met en distance toute forme d’atrocité. Puis j’ai poursuivi cette recherche avec EEEXEEECUUUUTIOOOOONS!!! pour le CCN – Ballet de Lorraine en 2012. Ces trois pièces évoquent en filigrane la notion de labeur : les interprètes portent à chaque fois des blouses de travail… Cette notion de labeur, je l’ai expérimentée à travers trois types de corps : celui de l’amateur·rice, celui de danseuses de ma compagnie et celui de danseur·se·s classiques.Concernant la figure de la femme dans mes pièce, j’ai, depuis le début, voulu m’entourer uniquement de femmes dans mes pièces : le tout premier trio que j’ai fait en 1985 Carita de ángel était un trio de femmes… puis Gustavia en 2008 avec Mathilde Monnier, Llámame Mariachi en 2009 avec Marie-Caroline Hominal et Delphine Rosay, ou encore PARAdistinguidas en 2011 avec Ruth Childs, Laetitia Dosch, Marie-Caroline Hominal et Anna Williams….

Vous considérez-vous comme une artiste féministe ?

Bien sûr que je suis féministe, comment ne pas l’être ! Le féminisme a été le mouvement politique, culturel et social le plus important du XXe siècle. Je suis artiste et j’ai une vision critique et féministe de la société. La question du genre ne devrait pas rentrer en ligne de compte. Le monde s’en porterait mieux !

Depuis votre collaboration en 2008 avec le duo Gustavia, la chorégraphe Mathilde Monnier occupe une place importante dans votre parcours.

En effet, on se connait depuis très longtemps avec Mathilde. Elle a même fait l’acquisition d’une de mes pièces distinguées en 1999. Nous sommes devenues très proche en 1999 après que je suis venue présenter Más distinguidas au festival Montpellier Danse. Elle était à cette époque directrice du CCN de Montpellier (de 1994 à 2013, ndlr.) et m’invitait régulièrement pour faire des workshops avec des étudiant·e·s du master exerce, etc. Nous avons eu le désir de travailler ensemble assez rapidement mais notre emploi du temps respectif était tellement chargé que nous avons mis presque neuf ans pour échafauder Gustavia. Ce duo avec Mathilde a été une superbe expérience et ça va faire plus de dix ans que nous faisons le tour du monde ensemble avec cette pièce. Lorsque Mathilde a été nommée directrice générale du Centre national de la danse en 2013, les tournées ont ralenti et nous avons arrêté de la jouer pendant plus de trois ans. Son départ du CND pour revenir à la création en compagnie était le moment opportun pour recommencer à travailler ensemble…

Cette nouvelle pièce avec Mathilde Monnier marque également votre première collaboration avec le metteur en scène portugais Tiago Rodrigues. Pouvez-vous revenir sur les enjeux de cette collaboration ?

Ce fut un processus extrêmement compliqué. Nous ne voulions pas faire une sorte de Gustavia 2, la collaboration avec Tiago Rodrigues était une manière de nous bousculer et de nous sortir de notre zone de confort. Travailler avec un texte que je n’avais pas écrit ou absorbé par l’expérience du travail dans le studio m’a réellement déboussolé. Cela a demandé beaucoup d’efforts. Tiago est venu travailler en studio avec nous : produire de la matière textuelle qui passait par le corps, sans parler. Pendant les répétitions cet été nous parlions souvent de Greta Thunberg car elle était partout… Mais au-delà de la crise écologique je crois que Please please please parle plus de la question de l’héritage : nous avons tou·te·s les trois des enfants et nous nous questionnons sur le monde que nous allons leur laisser… Nous avons aussi relu La Métamorphose de Franz Kafka et on aimait beaucoup l’idée de devenir des cafards… Mais aujourd’hui, même après la création, parler de Please please please reste très compliqué. C’est comme pour El triunfo de la libertad que j’ai co-signé avec Juan Dominguez et Juan Loriente… Travailler à plusieurs sur un même objet est une chose formidable et stimulante pour moi, mais c’est aussi extrêmement compliqué de faire des compromis avec soi-même : comprendre et conceptualiser les choix de chacun·e, jouer avec les propositions des autres. Tu dois accepter de ne pas tout comprendre, de ne pas tout contrôler. J’ai beaucoup moins d’assurance lorsque je collabore avec d’autres artistes.

Justement, El triunfo de la libertad a suscité de nombreuses polémiques à sa création en 2014, notamment suite des commentaires de personnalités politiques. Aujourd’hui, avec le recul nécessaire, quels souvenirs vous reste-t-il de cet épisode ?

C’était si violent qu’aucune réponse n’a été possible de ma part à ce moment-là. J’ai décidé de me taire et de laisser les personnes s’exprimer, aussi bien pour attaquer ou défendre la pièce. Je pense que certain·e·s spectateur·rice·s s’attendaient à notre présence physique sur le plateau. J’imagine que le mécontentement de certain·e·s est né de leur frustration. Je me souviens que Patrick de Rham (directeur du théâtre de l’Arsenic-Lausanne, ndlr.) avait dit quelque chose comme : on va au théâtre pour se faire surprendre et une fois surpris, le·la spectateur·rice se fâche. Il y a eu dans ma carrière des pièces qui ont impulsé de nouvelles réflexions pour la suite, mais il y a eu aussi des pièces qui ont mis des coups de frein à toute production future. Je me souviens de Oh ! Sole ! 1995, un duo pour moi et Juan Loriente, assez radical qui avait été mal reçu par les programmateur·rice·s : cet événement s’est ensuite répercuté sur mon travail pendant 3/4 ans… J’ai été confrontée au même effet après la polémique d’El Triunfo de la Libertad : il a été difficile d’amorcer un nouveau projet.

Vous avez créé la saison dernière Happy Island avec des danseuses et danseurs de la compagnie Dançando com a Diferença. Comment avez-vous rencontré la compagnie ? Qu’est-ce qui a motivé cette collaboration ?

Le directeur de la compagnie Henrique Amoedo m’a invité à venir rencontrer la compagnie sur l’île de Madère au Portugal. Je suis partie un premier week-end pour les rencontrer et comprendre comment il·elle·s travaillent. Cette première rencontre a été extrêmement forte pour moi, cette communauté était d’une beauté à tomber par terre. Lorsque j’ai vu pour la première fois Maria (João Pereira, interprète du spectacle, ndlr.) pendant un cours, sortir de sa chaise roulante et aller au sol ça a déclenché mon envie de faire cette pièce ! Pour moi la danse contemporaine est née au début du XXe siècle, lorsque les chorégraphes ont commencé à se séparer de la verticalité des corps, en explorant de nouvelles formes de corporéité au sol… Le geste de Maria était mon manifeste pour commencer la pièce avec eux. Ce premier contact a aussi été un test pour voir si elles·eux voulaient travailler avec moi : je sentais qu’ils me regardaient et m’observaient beaucoup . Et puis à la fin de la première journée Sofia (Marote, interprète du spectacle, ndlr.) a confié à Henrique : « Me gusta la estranjera » (rires). Elle a accepté que je fasse une pièce avec elle et les autres. Je voulais au départ travailler et faire un spectacle avec toute la compagnie mais c’était impossible à cause du budget : ils sont plus de 25 et en termes de logistique c’était impossible. J’ai eu pour seul consigne de n’avoir que deux valises maximum d’accessoires et de faire une pièce qui puisse tourner partout. Vu que je ne pouvais pas mettre sur le plateau toute la compagnie j’ai décidé de faire un film avec tout le monde que j’allais ensuite projeter avec les danseur·se·s sur scène.

Comment avez-vous travaillé avec elles·eux ? Comment cette géographie spécifique, la singularité des interprètes, ont-elles généré une écriture particulière ? Comment ce projet en particulier a-t-il déplacé votre regard sur la danse ?

C’était une expérience incroyablement forte pour moi, grâce à ce projet, j’ai pu me rendre compte concrètement de comment la danse est bénéfique, valoriser la conscience que tu as de ton corps en situation de handicap. Tout au long de mes voyages à Madère, j’ai été témoin de plusieurs basculements de vie grâce à la danse : un jeune garçon qui peinait à se déplacer a fini par marcher sans besoin d’aucune aide, un autre, autiste, qui au départ ne pouvait pas regarder quelqu’un dans les yeux, réussissait à la fin à me regarder et me prendre dans ses bras. Géographiquement, cette compagnie est isolée sur une cette île et c’est comme si chacun·e d’entre elles·eux était une île à part entière et risquait l’isolement permanent : s’il·elle·s sont abandonné·e·s ou pas écouté·e·s, alors il·elle·s sont littéralement esseulé·e·s. Cette idée d’isolement a beaucoup nourri la conception du projet : j’ai imaginé une pièce à partir de solos pour chaque interprète et des mondes que chacun·e se crée. Puis j’ai aussi eu envie de parler du désir car le sexe y était un sujet extrêmement tabou. Les parents ne veulent rien savoir des désirs sexuels de leurs enfants. Ils peuvent avoir 20 ou 40 ans, ils restent à leurs yeux toujours des enfants. J’allais assister tous les jours aux cours que Telmo Ferreira – mon assistant et traducteur – donnait à la compagnie et j’ai énormément appris en observant sa manière de parler et d’enseigner. Je lui demandais aussi de proposer des exercices spécifiques avec elles·eux, pour tester des choses ou préparer le terrain pour les répétitions à venir… J’avais aussi déjà développé avec 40 Espontaneos des méthodes de travail pour travailler avec des danseur·se·s non professionnel·le·s : trouver des présences singulières et donner du pouvoir au corps… Henrique a aussi fait un grand travail de compréhension avec eux, notamment au sujet de la sexualité… Les parents n’étaient d’ailleurs pas très content·e·s…

Dans le Journal de l’ADC n°76, le directeur de l’Arsenic à Lausanne Patrick de Rham explique que de nombreux·euses artistes – dont vous – ont fait l’expérience des difficultés engendrées par leur non-conformité disciplinaire pour recevoir l’aide à la création en Suisse. Comment expliquez-vous ces difficultés, aujourd’hui, en 2019 ?

Aujourd’hui on assiste à une énorme et riche prolifération des artistes, notamment en Suisse où la scène est jeune et dynamique. Chaque année, il y a de nouveaux·elles danseur·se·s et chorégraphes qui sortent des écoles : et plus il y a de nouveaux·elles artistes sur le marché, plus de nouvelles catégories disciplinaires sont possibles. Si aujourd’hui les lieux de création et de diffusion reconnaissent et valorisent les pratiques transdisciplinaires, les institutions ont encore du retard dans la légitimation de ces formes. Il leur est difficile de suivre les nouveaux artistes, les nouvelles formes d’art ou encore les nouvelles tendances artistiques. C’est toujours compliqué de mettre en places des aides publiques pour des artistes qui sortent d’un cadre prédéfini. Toute ma vie j’ai dû faire face à ce problème. Je ne sais pas si aujourd’hui les jeunes artistes connaissent les mêmes difficultés. Lorsque je me suis installée à Genève, mon travail ne rentrait dans aucune case, j’ai dû faire de nombreux rendez-vous pour qu’on finisse par créer un nouveau pôle pluridisciplinaire pour bénéficier des aides publiques, qui a bénéficié par la suite à de nombreux·euses autres artistes. Aujourd’hui la ville de Genève par exemple a ajouté la catégorie pluridisciplinaire sur ses formulaires. Ces questions de catégories, de cases à cocher, sont toujours problématiques, mais le principal c’est que les pouvoirs publics y prêtent attention et selon moi, cette situation a beaucoup évolué en Suisse depuis ces 15 dernières années. Dans un temps record inouï, le milieu du spectacle vivant a été énormément enrichi par de nouvelles formes, et aujourd’hui, nous pouvons dire que la scène contemporaine suisse existe et qu’elle est très puissante.

Portrait La Ribot, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Panoramix & Please please please vu au Centre Pompidou. Laughing Hole & Happy Island, vu au Centre national de la danse. Another Distinguée vu au Centquatre-Paris. Photo © Gregory Batardon.