Photo © Danny Willems

Daniel Linehan, Body of Work

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 17 juin 2019

Le corps du danseur est comme un reliquaire, collectionnant la mémoire des gestes et des figures précédemment dansés, côtoyés ou aperçus. « Le seul patrimoine de la danse, c’est le danseur. » disait Hubert Godard. Que faire alors des gestes accumulés, qui s’entassent au fil des années ? Quelles traces laissent-ils dans le corps d’un danseur ? Après quinze années intenses et productives, le chorégraphe Daniel Linehan explore les souvenirs kinesthésiques de son propre répertoire pour en proposer une digestion chorégraphique. Exercice introspectif, Body of Work plonge dans la mémoire de son auteur à la recherche des gestes latents qui y sommeillent. Entretien.

Qu’est-ce qui a motivé cette plongée dans votre propre répertoire chorégraphique ? 

Je ressens toujours une sorte de pression implicite à produire de nouvelles idées pour chaque nouvelle pièce que je crée. Je me suis demandé : Et si je lâchais tout impératif de faire quelque chose de nouveau ? Et si je travaillais uniquement avec des matériaux et des concepts de mes œuvres passées ? Sans avoir l’intention de produire quelque chose de nouveau, ce travail est finalement devenu quelque chose de nouveau. Je me suis appuyé sur mon passé pour réfléchir sur où je suis maintenant et où je pourrais aller dans le futur.

C’est votre premier solo depuis Not About Everything en 2007. Revenir à cette forme solitaire est une manière de mettre au cœur du projet l’objet qui a traversé et absorbé vos différents processus de travail depuis le tout début : votre propre corps. 

En effet. Après toutes les pièces que j’ai créées au cours des 15 dernières années, je me suis demandé où se trouvait tout ce travail, où est-ce qu’il existait ? Il y a bien-sûr les vidéos de mes pièces, mais les captations ressemblent davantage à des documents et ne reflètent pas entièrement le travail de création en live . Après réflexion, je peux confirmer que le seul endroit où tout ce travail existe est dans ma mémoire et dans mon corps.

Si le processus de Body of Work reste inédit, nous pouvons constater que le concept de mémoire est un élément très présent dans votre travail. 

En effet, je suis souvent intéressé par l’idée de « trace », comment des aspects du passé peuvent continuer à perdurer dans le présent. Dans mes pièces Not About Everything et dans Gaze is a Gap is a Ghost , il y a par exemple des enregistrements audios ou vidéos qui ont été enregistrés en amont et qui se superposent avec la performance en direct. Dans Flood , l’accent a été mis sur ce qui reste et ce qui disparaît à mesure que des cycles de mouvement se répètent encore et encore. Mon livre A No Can Make Space compose avec des traces de mon travail retrouvées dans mes cahiers : réflexions, partitions, dessins…

Ce livre compile et compose des archives tangibles… Une traversée plus théorique de votre travail. En quoi cet objet diffère/est complémentaire de Body of Work ? 

Personnellement, je suis toujours curieux de voir si mon travail peut avoir un impact en dehors du moment de la représentation. J’aime le moment particulier d’un spectacle, le sentiment accru de tension et d’attention qui existe pendant une performance, mais qu’en est-il autour de celle-ci ? Le travail que je mène en dehors du cadre de la représentation peut-il également être partagé avec le public d’une manière ou d’une autre ? C’est ce qui m’a motivé à créer ce livre. Avec A No Can Make Space , j’ai considéré les traces de mon travail comme des matériaux un peu instables, des textes écrits, que j’ai utilisés pour créer un objet solide. Aujourd’hui, avec Body of Work, je travaille avec des traces vivantes, des matériaux en perpétuel changement, tout comme les souvenirs et les corps changent continuellement.

Comment avez-vous sélectionné et travaillé les différents matériaux qui composent Body of Work ? 

Je n’ai intentionnellement pas regardé de vidéos de mon travail. J’ai d’abord travaillé seul en studio pendant les deux premières semaines de la création. J’ai traversé plusieurs étapes qui m’ont permis de soulever plusieurs questions : de quoi mon corps s’est-il souvenu le plus fortement ? Quelles images restaient imprimées dans mon esprit ? Ce sont les matériaux avec lesquels je voulais travailler. Je ne voulais pas répéter le passé mais réfléchir à ce que je pouvais en faire aujourd’hui. J’ai alors permis à cette mémoire de se transformer et de prendre différentes formes, de ralentir, de s’étirer, ou de prendre plus de place. Il n’était pas question de composer avec des extraits, mais plutôt de penser à la manière dont je pouvais développer, contracter ou ré-imaginer ces mouvements.

Le mouvement s’imprime dans le corps mais la mémoire enregistre également d’autres types de souvenirs… De quelles manières votre corps assimile et voyage à travers ces « souvenirs chorégraphiques » ?

J’ai déjà créé des chorégraphies pour d’autres danseurs que je n’ai jamais interprété, mais qui ont laissé des traces dans ma mémoire musculaire. Par exemple, je n’ai pas dansé dans ma pièce Gaze is a Gap is a Ghost mais mon corps ne pouvait s’empêcher de vibrer et de se tortiller tous les soirs lorsque je les regardais danser depuis la régie. Chaque danse que j’ai dansée, chaque danse que j’ai vue, a laissé une marque quelque part dans mon corps, y compris dans mon cerveau. Dans l’immédiat, ces souvenirs ne sont pas disponibles de manière consciente, mais si je commence à improviser, d’innombrables influences du passé viennent toujours se mêler à ma danse. Chaque fois que je suis en train de danser, qu’il s’agisse d’une partition écrite ou improvisée, je danse ma mémoire.

Réinvestir son propre répertoire semble être une problématique rencontrée par de nombreux chorégraphes actuellement.

Je me souviens d’une citation de William Faulkner : « Le passé ne meurt jamais, il n’est même jamais passé. ». La question de savoir comment le passé se perpétue dans le présent est importante. J’ai l’impression qu’une grande partie de notre culture n’est pas très réflexive et parfois trop orientée vers l’avenir au détriment du passé. Je ne suis ni conservateur ni nostalgique, mais je pense qu’il est important de prendre en compte et de réfléchir à la manière dont notre passé nous façonne en ce moment.

Body of Work, concept et performance Daniel Linehan. Dramaturgie Vincent Rafis. Regard extérieur Michael Helland. Création lumière Elke Verachtert. Son Christophe Rault. Costumes Frédérick Denis. Conseil scénographique 88888. Photo © Danny Willems. 

Les 17 et 18 juin au Centre National de la Danse dans le cadre de Camping et des Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine Saint-Denis.