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Daniel Hellmann « L’art que je veux faire est politique »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 21 avril 2017

Figure singulière de la scène contemporaine suisse et allemande, Daniel Hellmann est danseur, chorégraphe et chanteur lyrique. Présentés en Europe et outre-Atlantique, ses performances et ses spectacles sont à la croisée des disciplines, mêlent le théâtre, la danse, la performance ou encore le chant. Après avoir présenté son solo Traumboy au Centre Culturel Suisse à Paris dans le cadre du Festival Extra Ball 2017 il y a quelques semaines, nous avons voulu mettre en lumière le travail de cet artiste encore discret en France.

Vous avez suivi au départ une formation de chanteur lyrique. Comment est né le désir de faire des spectacles ?

En tant que chanteur lyrique, mon corps était un instrument pour une musique imaginée par quelqu’un d’autre et pour donner vie à des œuvres souvent conçues aux siècles passés. Ce rôle peut être magnifique, mais j’ai compris que ça ne correspondait pas du tout à ma personnalité. Je ne suis pas du tout excité à l’idée de passer ma vie à soigner ma voix et à faire des vocalises. Je voulais vivre des expériences enrichissantes pour nourrir mon travail en tant qu’artiste, et les problématiques d’ordre politique, social ou philosophique sont des sujets qui me donnent aujourd’hui envie de travailler. Je cherche une intensité du corps que je retrouve plutôt dans la danse contemporaine et dans la performance que dans le monde lyrique.

Depuis la création de votre compagnie en 2012, vous avez déjà signé neuf projets. Quelles formes prennent ces différentes propositions ?

Il y a des projets de formats très différents qui ont souvent été créés en collaboration avec d’autres artistes. Des spectacles de groupe qui réunissent huit ou neuf interprètes au plateau, de disciplines différentes, ou des solos, des formes artistiques interactives avec le public. J’ai créé des spectacles tant dans les théâtres, sur les scènes underground que des projets dans des appartements privés ou dans l’espace public. Cette diversité est très stimulante pour moi, car elle me permet de rencontrer des publics variés et de retravailler certains thèmes, les aborder sous de nouveaux angles.

Vos projets filtrent entre différents champs des arts vivants : performance, danse, théâtre documentaire… Comment définiriez-vous votre travail ?

Je ne définis pas mon travail, heureusement. Le définir signifierait déjà de hiérarchiser certains aspects des spectacles par rapport à d’autres. Par exemple, ma dernière création Requiem for a piece of meat est une pièce avec quatre danseurs et quatre musiciens. Est-ce du théâtre musical, un spectacle de danse ou une performance philosophique ? Chaque étiquette dirige l’attention sur certains aspects plutôt que d’autres, je préfère donc laisser au public la liberté et la responsabilité de choisir où il veut placer son regard en fonction de son intérêt.

Comment s’anime votre recherche ? Quelles sont vos méthodes de travail ?

Il y a des questions brûlantes qui me travaillent et c’est généralement le point de départ pour un nouveau projet. Puis, j’essaie de trouver une forme qui correspond à ce dont j’ai envie de proposer comme expérience au public. C’est à chaque fois un grand voyage. J’éprouve le besoin de me plonger dans les thématiques que je choisis d’aborder, me confronter à de nouvelles choses que je ne connais pas encore. Ce qui me permet d’accumuler un grand nombre de connaissances sur le sujet, ce travail de recherche me transforme ainsi que l’œuvre qui est en train de naître. Ce processus inclut beaucoup de lectures, de rencontres et un travail d’absorption. Je deviens un peu comme une éponge qui absorbe : les histoires, les images, mais aussi les émotions et les contradictions. J’en sors toujours transformé sur un plan artistique, comme humain.

La sexualité semble occuper une place importante au sein de votre recherche artistique, notamment avec la création de votre solo Traumboy (2015) sur la prostitution masculine.

La préparation de Traumboy a été un long processus de plusieurs années durant lesquelles j’ai gravité dans un univers de « sex-positive ». J’ai rencontré des personnes qui ont été des sources très inspirantes, des activistes pour la cause des travailleuses et travailleurs de sexe. Des gens audacieux qui sont en pleine possession de leurs corps et de leurs sexualités, avec une forme de liberté, de plaisir et une ouverture d’esprit impressionnante. Du coup, la sexualité occupe une place importante quant à ma vision du monde, sur moi et dans mon art. La sexualité est au cœur de nos rapports aux autres. Au cœur de nos identités, même de nos économies. Elle est à la fois omniprésente et énigmatique, et comme le spectacle vivant, il est difficile de l’appréhender à travers le langage seulement.

Vos deux projets Full Service (2014) et Traumboy semble graviter autour d’un même sujet : le corps comme objet de consommation et de monétisation. Pouvez-vous revenir sur les enjeux de ces deux soli ?

Avant tout, ce sont des spectacles qui remettent en question notre rapport au travail en général et pas seulement le travail du sexe. Dans Full Service, j’offre aux participants la possibilité de fournir comme service tout ce dont ils peuvent désirer, à condition de se mettre d’accord sur le prix. Après plus de trente performances et plus de six-cent services vendus, je peux confirmer que la plupart des participants ne cherchent pas à consommer le corps, mais plutôt ma créativité, mes capacités sociales comme l’empathie, l’humour, etc. Et dans la prostitution, ainsi que dans Traumboy, c’est similaire. Le spectacle montre un personnage complexe et profond qui se prostitue, mais qui est auteur de ce qu’il fait avec son corps et sa sexualité. Ce qui est consommé et monétisé va bien plus loin que le corps. J’ai conçu ces deux projets ensemble, comme deux sœurs qui se complètent mutuellement. D’ailleurs, je n’ai toujours pas pu présenter Full Service en France. Cela semble faire peur ici qu’un artiste soit autant disposé à chanter un air d’opéra, que de faire une pipe. Pourtant, chaque service peut être exécuté avec plus ou moins de délicatesse, passion et créativité. En tout cas, je trouve très intéressant de mettre tout cela à plat pour observer ce qui se passe réellement.

Ces deux projets traitent de sujets plus ou moins brûlants. Peut-on voir ces pièces comme des actes politiques ? Considérez-vous votre travail comme « politique » ?

Oui, certainement. L’art que je veux faire est politique, car je m’intéresse à des thèmes complexes et controversés, plutôt qu’aux questions esthétiques. Avec mes créations, je veux décaler les cadres et nos manières de percevoir les choses qui peuvent paraitre évidentes au premier regard. Ceci peut nous aider à réaliser que nos préconceptions sont souvent incohérentes et injustes. On ne peut pas prôner que les femmes devraient être égales aux hommes, et quand il s’agit de prostitution, leur nier la capacité d’être indépendantes et autonomes dans leur choix, sur comment utiliser leur corps. C’est la même chose pour les animaux. On ne peut pas être scandalisés par les gens qui portent de la fourrure, tout en mangeant un sandwich au jambon. Et je crois que l’art a la merveilleuse capacité de proposer des expériences qui nous font vraiment expérimenter ces contradictions. Et c’est le premier pas vers une pensée plus cohérente, pour un monde avec moins d’injustices, plus de libertés pour chacun et chacune, et pas uniquement pour les quelques privilégiés.

Comment sont accueillis en général Full Service et Traumboy ?

Full Service suscite beaucoup de curiosité. La majorité des gens est plus intéressée de savoir ce que les autres personnes ont pu demander comme service. C’est plus facile que de se questionner soi-même sur ses désirs, ses envies et ses besoins. Avec Traumboy, c’est pareil. Il y a un grand intérêt de l’ordre du voyeurisme, avec lequel je joue dans le spectacle. Tout le monde veut savoir comment ça se passe réellement lors d’un rapport sexuel tarifé, mais la grande majorité des gens n’est ni prête à se faire payer pour essayer, ni même à payer elle-même. En France, c’est même devenu un acte criminel avec la nouvelle loi qui pénalise les clients. De fait, ces spectacles touchent un endroit très sensible, à la marge de la légalité ; ils remettent en question le discours prédominant sur la prostitution en France.

Dans Full Service, vous vous mettez dans une zone « d’inconfort » où (presque) tout est possible. Quels sont les enjeux de mettre en place ici un dispositif instable ?

Un tel dispositif crée de nouveaux champs d’actions et rend possible des situations plus précieuses et plus intéressantes que ce que j’aurais pu imaginer tout seul. Quand j’ai commencé avec ce projet, je n’aurais jamais pensé que des gens viendraient demander des donations de sperme, ou demander de ressentir le sentiment d’être aimé. Cette créativité partagée a permis la genèse de situations remarquables, des petits moments de partage, de bonheur ou de tristesse que je n’oublierai jamais. Et j’espère que c’est pareil pour les participants/clients.

Dans Traumboy, vous entretenez un rapport plus ou moins ambigu avec la notion de « théâtre documentaire ». Quels sont les enjeux de brouiller ici la frontière entre fiction et réalité ?

La réalité est ainsi toujours construite. Si je raconte ma biographie, je vais accentuer certains aspects et omettre d’autres. Ce jeu entre réalité et fiction existe donc bien au-delà du plateau. Puis dans le travail du sexe, cette ambigüité est accentuée encore plus. Dans la relation avec le client, il peut y avoir énormément de fiction : un faux nom, un faux parcours, un faux désir. Mais en même temps, ce personnage à la base fictif va exister et atteindre un niveau de présence bien réelle lors de la rencontre, également à l’occasion de la rencontre sexuelle. Le personnage fictif et fantasmé est autant présent que le « vrai » personnage. Le fictionnel existe alors au même degré que le soi-disant authentique et l’un va résonner dans l’autre et le transformer. Ce va-et-vient est tout à fait fascinant pour moi et il correspond à notre époque où les individus passent énormément de temps avec la construction et l’affirmation publique de leur(s) identité(s).

Votre dernière création Requiem for a piece of meat invite sur le plateau plusieurs interprètes d’horizons différents. Pouvez-vous revenir sur la genèse de cette nouvelle création ? Comment avez-vous composé l’équipe sur le plateau ? Comment cette création s’inscrit-elle dans la suite de votre recherche ?

Avec Requiem for a piece of meat je pose mon regard sur le corps et son instrumentalisation dans le champ des contradictions entre humanité et animalité, vie et mort. La viande est une matière fascinante et répugnante. Si je la regarde de manière objective, je dois avouer que ma cuisse ne diffère pas vraiment du jambon dans mon sandwich. Pourtant, nous attribuons des valeurs morales fondamentalement différentes à certains bouts de viande qu’à d’autres. Pourquoi ? Notre société proclame être contre la violence, contre l’exploitation, contre la torture. Mais nous élevons des millions d’animaux dans des conditions abominables. Nous les abattons dans des lieux que personne n’a envie de regarder, et puis nous appelons leurs corps défragmentés : « bœuf » ou « lard ». En même temps, nous chérissons nos chats et nos chiens. Nous leur donnons des petits noms et nous leur achetons des délicatesses. Ces contradictions me révoltent et en même temps m’intéressent.

Le décor et les costumes de Requiem for a piece of meat sont très plastiques et participent à la dramaturgie de la pièce. Comment avez-vous collaboré avec Theres Indermaur ?

Theres Indermaur et moi collaborons depuis des années. J’ai lui ai exprimé le désir d’avoir une scénographie sans boucherie, c’est-à-dire sans viande morte – pour les costumes également, aucune matière animale. Et en même temps, je voulais avoir une présence symbolique de ce qu’on appelle « viande », car celle-ci est omniprésente dans nos vies – sur le grill, ou assis sur le canapé en cuir. C’est juste que nous avons appris à ne pas la voir comme des corps morts. Theres a donc eu l’idée de créer ce paysage de saucisses, un paysage en même temps absurde, ludique et effrayant. En voyant le spectacle, je me surprends toujours à ne pas pouvoir m’empêcher de voir ces saucisses en tissus comme de la viande, tandis que la vraie viande, celle des corps des interprètes, me semble être tout à fait autre chose.

Entre désir et répulsion, l’imaginaire du corps et de la chair semble tenir une place importante dans votre travail. Comment envisagez-vous ces différentes notions dans Requiem for a piece of meat ?

Pour ce spectacle, je voulais travailler avec des artistes qui utilisent leurs corps et donc leur propre viande, comme instruments – pour la danse comme pour le chant. J’ai donc réuni des chanteurs et des danseurs, ainsi que deux cochons qui ont participé au processus créatif. Ce processus n’a pas été facile. Il fallait créer un espace où chaque individu – les animaux humains et les animaux non-humains – puisse coexister, malgré leurs différences. Peu importe, s’ils ont des parties génitales masculines ou féminines, s’ils sont blanc ou noir, s’ils ont deux ou quatre jambes, s’ils peuvent parler, chanter ou jouer de la viole de gambe (instrument de musique à cordes et à frettes joué à l’aide d’un archet, ndlr). Ne pas être capable de faire le grand écart ne devrait pas être une raison valable pour tuer un membre de l’équipe, ni de lui enlever ses enfants. Cet état de base est le point de départ pour le spectacle. Les interprètes font voler en éclats l’ordre établi des corps. En dansant, en piétinant et en grognant, ils transforment la scène en un lieu de rencontre et de conflit. Qui est l’animal, l’homme, l’objet ? Jusqu’où pouvons-nous être libres ?

Photo © Michela Di Savino.