Photo Valette

Rencontre avec le public, Thibaud Croisy

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 5 décembre 2014

Créé l’hiver dernier à la Ménagerie de Verre dans le cadre du festival des Inaccoutumés, Rencontre avec le public de Thibaud Croisy est repris au Studio-Théâtre de Vitry du 18 au 21 décembre. Dans cet entretien, Thibaud Croisy revient sur les enjeux de Rencontre avec le public.

Pouvez-vous nous parler de la genèse de Rencontre avec le public ?

Je crois que Rencontre avec le public est né à une époque où je m’interrogeais sur les relations conflictuelles que certains artistes entretiennent avec le public mais aussi sur les relations conflictuelles tout court. C’était un moment où je pensais beaucoup à Maguy Marin. J’avais vu et revu certaines de ses pièces lors d’une rétrospective organisée par le Festival d’Automne et j’avais le sentiment qu’elle soustrayait toujours un peu plus les éléments fondateurs de la représentation, dans une forme de surenchère. Je pense notamment à sa mise en scène de Cap au pire de Beckett, qui se passait dans un noir presque complet, même si elle avait tout de même eu l’humour de faire apparaître une tête de mort de temps en temps. Comme souvent devant ce type de pièce, les spectateurs ont des réactions épidermiques, outrées, disproportionnées, un peu comiques aussi. Ils ont l’impression qu’on leur vole quelque chose. Observer ce petit jeu m’a toujours intéressé et l’idée de Rencontre avec le public a pris forme alors que je me penchais sur ces histoires de réception et sur le format bien connu de la rencontre entre le public et l’équipe artistique, après la représentation.

Les trois comédiens, Véronique Alain, Sophie Demeyer et Léo Gobin, sont assis et silencieux pendant toute la performance tandis qu’un texte est projeté derrière eux. Ce parti pris radical de mise en scène est-il apparu dès le départ ? 

Oui, la projection du texte et les actions réalisées par les interprètes, c’était une idée que j’avais dès le début. C’est un montage que j’affectionne : d’un côté, une voix, et de l’autre, des présences presque muettes, des corps, des personnalités. J’aime les voix au théâtre, celles que l’on entend dans les bandes-son ou celles qu’on lit sur un écran, car elles ont souvent un statut ambigu. Et pour moi, un acteur ou un danseur qui se tait, c’est encore une voix. Je voulais que la pièce soit assez silencieuse d’ailleurs, que le spectateur puisse lire le texte confortablement et se le dire à lui-même, donc qu’il entende sa voix intérieure.

Comment s’est effectuée l’écriture du texte ? Avec les comédiens ? 

Non, l’écriture a eu lieu seul, un été. En même temps, pendant que j’écrivais, je pensais déjà aux trois interprètes que je voyais dessus. Quand la rentrée est arrivée, j’ai joué au bon élève : j’ai pris mon cartable, je leur ai proposé de travailler là-dessus et ils ont accepté tous les trois. Ces interprètes – mais aussi l’éclairagiste, Emmanuel Valette – sont des gens qui ont un savoir-faire mais aussi une vraie réflexion. Ils ont beaucoup nourri la création, tant par leurs propositions que par les discussions que nous avons eues ensemble à son sujet.

Cette pièce amène le spectateur vers différents états, j’avoue avoir beaucoup rigolé, mais j’ai également eu très peur… Placer le spectateur dans une position inconfortable, c’est l’idée ici ?

Je ne dirai pas les choses de cette manière-là. L’idée est plutôt de proposer un objet différent et une autre manière d’investir la scène – ou de la désinvestir. Quand il y a un inconfort, il me semble que c’est plutôt bon signe parce que cela veut dire qu’une norme ou une habitude n’a plus cours. Il y a une chose qu’on ne comprend plus très bien, qui ne va plus de soi. Après, chacun est en droit d’apprécier ou non cet état-là. Moi, ce qui m’intéresse, c’est surtout qu’un spectateur traverse un temps qui ne soit pas tout à fait anodin, une durée dont il puisse se souvenir un peu, garder une trace. Au-delà de ça, Rencontre avec le public est aussi une réflexion sur ces pièces qui provoquent volontairement de l’inconfort et parfois jusqu’à la caricature. C’est une pièce qui fait référence à cette tradition du théâtre d’avant-garde et de l’art contemporain.

Dans le programme qui accompagne la pièce, vous concluez par : « Nous sommes heureux de vous rencontrer »…

(Rires) Je suis toujours heureux de rencontrer des gens. Le public en tant qu’entité, c’est juste un peu plus compliqué. C’est une masse imprévisible, puissante, toujours en plus grand nombre que ceux qui sont sur scène. On perd un peu de son individualité quand on est public, on est nombreux, collé, et on s’additionne les uns aux autres pour former une espèce de maxi-corps. D’ailleurs, on parle souvent du public au singulier, on dit : « le public a aimé » ou « le public n’a pas compris ». C’est un peu stupide de généraliser comme ça mais c’est aussi ce rapport qui m’intéresse et celui de la solitude du comédien face à cette masse perverse dont il est parfois le jouet.

Je suppose que cette pièce a suscité de nombreuses réactions divergentes. Avez-vous eu des retours violents suite aux représentations à la Ménagerie de Verre ?

Oui, bien sûr, ça m’est arrivé. C’est le jeu. Mais je fais tout de même la différence entre ce que le spectateur dit et ce que le spectateur ne dit pas. Les « retours », c’est une chose qui obsède tout le monde, c’est ce sur quoi tout le monde se fonde. Il y a une vraie hystérie par rapport à ça. Moi, je pense qu’il y a des choses que les spectateurs ne disent pas, ne verbalisent pas, et ne savent pas eux-mêmes. Je pense que la réception ne se réduit pas à un avis qu’on donne en sortant de la salle ou trois jours après mais que des choses plus souterraines se jouent.

Vous avez créé Rencontre avec le public en décembre dernier à la Ménagerie de Verre à Paris, la pièce est aujourd’hui reprise au Studio-Théâtre de Vitry. Pensez-vous qu’elle sera accueillie différemment ? 

Nous verrons. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas le même contexte. La Ménagerie de Verre est un endroit fréquenté par des artistes et par ceux que l’on appelle les professionnels, c’est-à-dire les directeurs de théâtre, les programmateurs et les journalistes. L’attente n’est pas la même. C’est aussi l’attente d’un milieu, d’un public assez circonscrit qui a soif de sang frais mais qui veut voir une pièce qui puisse tout de même remplir un certain de nombre de critères partagés et répondre à une envie du moment. Le Studio-Théâtre de Vitry, c’est un lieu fréquenté par un public plus varié, davantage intéressé par le théâtre que par la danse ou la performance. C’est un lieu libre, que j’aime beaucoup, dans lequel je me sens très à l’aise, parce qu’on peut y faire de la recherche dans de bonnes conditions, et dont la jauge est deux fois plus petite qu’à la Ménagerie, ce qui risque de changer le rapport. Maintenant, si je devais reprendre cette pièce, j’aimerais que ce soit dans un lieu très marqué : un petit théâtre isolé dans une campagne française, une salle clairsemée avec des fauteuils des années quatre-vingt ; ou bien alors une date unique dans une grosse salle avec une horde de spectateurs fanatiques.

Pensez-vous que les spectateurs sont différents selon les théâtres ? Quel rapport entretient un metteur en scène avec le public ? Quel rapport entretenez vous avec votre public ?

Bien sûr, les spectateurs sont très différents selon les théâtres. Les pièces le sont aussi. Le rapport au public, j’ai l’impression que c’est le sujet que j’aborde à chaque fois que je fais une pièce ou que j’écris un texte. Mais en même temps, je considère que je n’ai pas de public. Je trouve que c’est toujours un peu ridicule quand les artistes ou les théâtres parlent de « leur » public, un peu comme quand les hommes politiques parlent de « leurs » électeurs. Je pense juste qu’il y a des spectateurs qui s’intéressent à ce que je fais, qui « suivent » le travail, comme on dit. Ce sont des gens que je finis par connaître ou par identifier. C’est l’avantage du théâtre : on les voit. À l’intérieur de ça, je dirige ma petite barque pour essayer de mener une recherche qui m’intéresse et si je peux la partager avec d’autres, c’est bien. Si ce n’est pas le cas et que tout le monde s’en fout, tant pis, ça peut m’attrister mais ça ne m’arrête pas.

Quels sont les artistes dont vous vous sentez proche aujourd’hui ?

Je ne tiens pas de liste. La dernière chose qui m’a intéressé en tout cas, c’était de revoir Le Navire night de Duras au Centre Pompidou. Une formidable pièce de théâtre avec deux bandes-son : celle du film et celle de la salle, avec les spectateurs qui ronflaient. C’était sublime, ce sommeil collectif, j’aurais aimé enregistrer ça. À la fin de la séance, Bulle Ogier était là pour une rencontre avec le public justement. Les gens posaient des questions tout à fait insipides mais à chaque fois que j’entends Bulle Ogier, j’ai sa voix dans l’oreille pendant au moins plusieurs jours. Elle a une voix tellement détachée, suspendue, flottante, comme coupée du monde, avec des inflexions si étranges, je pourrais l’écouter dire à peu près n’importe quoi. Elle racontait qu’elle ne se souvenait plus du film, que le tournage n’avait duré que deux ou trois jours et qu’à la réalisation, les plans des acteurs avaient presque tous été coupés afin qu’ils n’apparaissent que par bribes, comme à la lisière du film. Paradoxalement, c’est très dur de produire ce genre de disparition, d’absence, ça demande énormément de travail mais ce sont des choses qui me parlent, en effet.

Rencontre avec le public de Thibaud Croisy. Lumières et images d’Emmanuel Valette. Avec Véronique Alain, Sophie Demeyer, Léo Gobin. Photo Emmanuel Valette pour « La Fête » de Mélanie Martinez Llense.