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Colyne Morange, Trtff – What can I do to make you love me ?

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 28 novembre 2018

Sommes-nous légitimes ? Sommes-nous à la hauteur ? Sommes-nous tous des imposteurs ? Figure de proue de la Stomach Company, la performeuse et metteure en scène Colyne Morange explore les méandres d’un mal propre à notre société contemporaine : le sentiment d’imposture. En se saisissant de ces questions comme des axes déployant une écriture de plateau intelligente et libératoire, l’artiste questionne les effets collatéraux de ce complexe déjà largement ressenti par chaque individu de notre monde néo-liberal. Créé la saison dernière au TU-Nantes où elle est artiste associée, Trtff – What can I do to make you love me ?  est aujourd’hui programmé au Centquatre Paris dans le cadre de la dixième édition du Festival Impatience.

Trtff – What can I do to make you love me ?  résulte d’un projet au long cours qui a commencé à prendre forme en 2014. Comment la question de l’imposture s’est-elle imposée comme axe de travail ?

Tout a commencé en 2012, suite à de nombreuses discussions au sujet de la légitimité, de la place, avec le musicien Mathias Delplanque. Il m’a donné à lire l’essai Le sentiment d’imposture de Belinda Cannone, que j’ai dévoré. C’était la première fois depuis longtemps que je lisais quelque chose qui faisait autant écho à des sensations intimes, qui me reflétait, mais aussi tant de gens autour de moi : amis, collègues, famille… J’y ai reconnu des comportements et problématiques du quotidiens. Ça a été une véritable impulse. Je vivais à l’époque à Berlin et j’étais en stage avec le collectif She She Pop qui venait d’achever un cycle de performances à partir de textes classiques (Testament, 7 Schwestern, etc) et parachevait leur dernière pièce Schubladen dont la matière première étaient les journaux intimes de plusieurs performeuses, issues des blocs de l’est et de l’ouest. Ce travail m’a donné envie d’aller chercher de l’intime dans mon travail, d’utiliser davantage de matières personnelles pour écrire des pièces.

Pourquoi se concentrer sur le sentiment d’imposture ?

C’est aussi une période pendant laquelle mon propre sentiment d’imposture a gagné du terrain, via la confrontation avec un milieu professionnel (institutions, programmateurs, collègues divers) qui me renvoyait sans cesse au fait qu’un vrai metteur en scène devait d’abord faire ses preuves avec un « grand texte », ou encore que mon travail n’était pas assez ci, ou trop ça, que le jeu n’était pas assez joué, etc. Ce n’est qu’en 2014, deux ans et deux créations après cette première intuition, que j’ai finalement lancé le projet, en commençant par une phase de recherche. Entre temps, j’avais accumulé des textes, des idées et envies scéniques liées au « sentiment d’imposture ». J’ai donc initié des premiers laboratoires, des réunions, des brainstormings, des cessions de travail avec des participants invités. Et puis j’avais ouvert une sorte d’écoutille, mon regard, la discussion aussi, en nommant quelque chose, suite à la lecture de ce livre de Belinda Cannone : l’impression que le sentiment d’imposture était omniprésent dans mon entourage et plus largement, dans la société. J’avais commencé à penser qu’il était peut-être symptomatique d’une époque, de ses valeurs. Bref, quelque chose à la fois éminemment intime et caché, mais largement partagé. En occident en tout cas. Dans La société des imposteurs, Roland Gori développe la thèse que la société néolibéraliste, reposant sur des valeurs pratico-formelles (la raison des affaires et la raison du droit, la surabondance de l’évaluation par le quantitatif, la surestimation de la valeur des chiffres…) génère des comportements de tricherie, mensonge, voire invite à l’imposture. À la lecture de ce livre, j’ai pensé que ce qui provoque de l’imposture génère aussi la peur d’en être… C’est ainsi l’axe de recherche principal que j’ai développé : comment ne pas être un imposteur aujourd’hui ? Dans ce monde et ces valeurs là ?

Qu’ont rendu les premiers laboratoires collectifs ?

En organisant un premier laboratoire en mai 2014 avec une douzaine de personnes (plasticiens, comédiens, danseurs, musiciens) et ma collègue de longue date, la dramaturge Heike Bröckerhoff, j’ai testé des trucs : des consignes d’improvisation, des situations, des images chorégraphiques, inspirées du livre de Cannone, de ma propre expérience, et de celles des personnes présentes. Un immense potentiel scénique s’est ouvert : performatif, chorégraphique, situationnel, politique aussi. Il y avait un potentiel esthétique qui rejoignait mes désirs de plateau : l’esthétique du ratage, du micro détail, du ridicule… Et puis finalement une situation s’est imposée, qui relève à la fois de la réalité et du fantasme : le cauchemar terrible pendant lequel, lors d’un examen ou d’un entretien auquel on est censé être sur-préparé, on ne sait plus ce qu’on doit y faire, comment on doit se comporter, et on se met à réciter, en latin et en slip, les paroles d’une chanson de Céline Dion devant un examinateur qui en fait attendait des réponses à un problème mathématique. Une situation qui fait écho à toutes les situations d’évaluations traversées dans une vie – et de plus en plus fréquemment – et qui crée scéniquement une ambiguïté, une représentation étrange, des personnes en présence dans un état de doute permanent et du non spectaculaire. Pas si loin du clown, mais version quasi-tragique, extrêmement drôle et gênant pour le public, pris à parti dans cette situation, en tant que potentiel examinateur, celui qui va évaluer les gens sur le plateau. Assez vite, je voyais dans cette situation une scène de base pour un spectacle, parce qu’elle représentait aussi pour moi une métaphore de la vie. Dans son approche sociale mais aussi existentielle. C’est comme ça que je vois et perçois les choses, en tous cas.

Quelles méthodes de travail ont-été éprouvées avec les interprètes ?

Nous avons composé le planning de travail de façon à alterner les résidences écriture-lecture, les résidences plateau et les résidences « dramaturgie ». Ce dispositif de travail permettait de toujours mettre à l’épreuve les idées ou matières apparues pendant l’une ou l’autre des périodes. Ce qui me plaisait dans le principe de l’aller-retour, c’est que je pouvais librement écrire des textes sans forcément les imaginer pour du théâtre, et ensuite imaginer des structures d’improvisations dont les interprètes pourraient se servir, ou pas. Pendant les résidences plateau, on avait des axes différents à chaque fois. Il y a eu des résidences consacrées au mouvement, au chorégraphique ; des résidences où nous travaillions uniquement à partir de la fameuse scène de base ; des résidences solo (je ne savais pas encore exactement quelle forme finale aurait la pièce). Avec les interprètes, je pars souvent d’une idée ou de consignes très précises d’improvisation, et je les laisse s’en emparer. Nous pouvons passer des journées entières à éprouver la même situation, à essayer de comprendre ensemble ce qui fonctionne dedans, préciser encore et encore les règles de ce jeu là, puis les faire éclater…Il y a une dimension très ludique et collective toujours présente dans ces sessions. Les choses arrivent, apparaissent avec beaucoup de sérendipité. On est surpris par des situations ou des mouvements qui apparaissent à tel ou tel moment, et ça déplace le travail, l’esthétique. Ça laisse énormément de place aux interprètes dans l’écriture.

Le titre du spectacle emprunte son nom au Tartuffe de Molière. Quels sont les enjeux de cette référence ?

Au cours des premiers laboratoires, parmi les pistes de travail, je souhaitais mettre en parallèle le sentiment d’imposture et la véritable imposture.  On avait mis en place un rituel : se raconter chaque jour des histoires d’imposture ou de sentiment d’imposture, des cauchemars, anecdotes personnelles, histoires d’actualités, mythes, affaires judiciaires, littérature. Le Tartuffe est apparu. C’est LA figure théâtrale, c’est une des pièces les plus montées, c’est du grand Molière !  Le sentiment d’imposture se nichait aussi pour moi dans le statut de « metteure en scène » pour moi : ne jamais avoir eu envie de monter un texte, n’être que très rarement touchée par une pièce de théâtre, ne pas apprécier / accepter la posture d’autorité que cette fonction peut représenter… Alors Tartuffe nous a suivi.

Comment la pièce originale (de Molière) a-t-elle infusé dans l’écriture et la dramaturgie de la pièce ?

On a commencé par raconter son histoire en impro, on a fait des fausses auditions pour le rôle de Tartuffe, on a ré-imaginé son histoire en partant de l’idée qu’au départ, le jeune Tartuffe souffrait du sentiment d’illégitimité avant de devenir un véritable faussaire. Lors de la première résidence de dramaturgie, avec Heike Bröckerhoff (dramaturge du spectacle), nous avons lu, analysé la pièce, essayé de formuler ce qui nous y intéressait ou pas, ce qu’on pouvait en tirer, en termes de personnages, de rôles. Mais c’est aussi lors de cette première résidence que j’ai décidé de me concentrer sur le sentiment d’imposture : d’aller chercher du côté de l’intime, de ce sentiment ambigu, ce mélange de désir, d’ambition, de honte et de paralysie. Il était plus intéressant pour moi de parler de quelque chose qu’on ne dit pas, qu’on cache, et qui ne me semblait pas tant traité sur scène. Tartuffe, nous a, cela dit, accompagné tout au long du processus. : le bouquin traînait toujours quelque part, déjà, et puis nous avons souvent utilisé ses situations, son résumé, ou ses personnages en impro. Il en reste un monologue dans la pièce, une figure qui est évoquée, qui apparaît comme un fantôme : à la fois parce qu’il est comme une tarte à la crème du théâtre et aussi parce qu’il représente exactement l’immense peur des personnages en présence au plateau : la frayeur profonde de l’idée d’en être un, un Tartuffe. Trtff, c’est donc Tartuffe sans les voyelles. L’imposteur en creux, quoi.

De cette recherche découle également un solo : Trtff – Les Gens Importants, qui poursuit ce travail autour du sentiment d’imposture, cette fois-ci autour de l’artiste et de son rapport à la création.

Le fait de travailler empiriquement, c’est à dire sans concevoir d’abord un résultat pendant longtemps, a produit un sacré paquet de matières en tout genre. Un certain nombre de situations et de textes qui ne s’adaptaient pas à une pièce de groupe et notamment, un long monologue intérieur qui racontait les états d’âme d’une personne qui présentait son travail devant un public, dans le cadre d’un séminaire, de rencontres professionnelles. Ce texte a été présenté pour lui-même, j’en ai fait des lectures, en collaboration avec Thomas Rabeyron, un psychologue et chercheur de l’université de Nantes. Je trouvais intéressante cette position de solitude face à un groupe. Elle permettait vraiment de parler de l’isolement que ce sentiment provoque, et de l’aspect comique aussi, de cette solitude. Je me suis dit : puisque c’est un solo, autant aller plus loin dans l’intime, dans la mise à nu, et faire des trucs que je ne me permettrais pas de demander à des interprètes. J’ai longtemps lutté contre la dimension autofictive, voulant faire une pièce qui ne parle pas des artistes, pour élargir, partager la dimension universelle de ce sentiment. Mais plus ça avançait et plus je me disais : partons de la situation même de la représentation, et jouons sur les différents niveaux de perception, de pensée. Dans cette forme solo, le public est face à une personne qui vient au plateau tenter de lui prouver qu’elle est légitime ici, et qu’il a raison d’être là, aussi. Et on alterne ainsi entre l’adresse et les pensées intimes de ce personnage, empreint au doute. C’est une sorte témoignage, une photographie de ce que ces absurdités extérieures produisent à l’intérieur de quelqu’un qui fait un métier que je connais : fabriquer des spectacles, et les (re)présenter.

Selon vous, le sentiment d’imposture est-il inhérent à la figure de l’artiste ?

Je ne sais pas si le sentiment d’imposture est inhérent à l’artiste, mais je pense qu’il est universel dans la société néo-libéraliste, une société où nous sommes tous des entrepreneurs de nous mêmes. Nous sommes amenés à nous vendre, souvent malgré nous, jusque dans nos vies privées, nous vivons avec une caméra intérieure qui analyse et juge en permanence tous nos faits, gestes, actes et pensées, même quand nous sommes seuls. Le monde du méta. Le monde de la novlangue et des valeurs en cartons collées sur des post-it dans nos cerveaux, contradictoires, irréalisables, où il faut toujours produire plus, avancer, aller bien, prendre soin de soi, être sincère mais sexy, manger cinq fruits et légumes par jour mais être original… « Ressemble-nous, sois toi même » comme dit Belinda Cannone.

Bioround-G, Des Bords de Rond-Point, Trtff – What can I do to make you love me ?, Trtff – Les Gens Importants… Toutes vos pièces semblent être des faces à faces avec le public. Entre proposition, démonstration, justification.

Le rapport au public est un des codes que je questionne dans toutes mes pièces. J’aime proposer aux spectateurs de jouer avec nous, les inviter dans la fiction, leur raconter des histoires dans lesquelles ils ont eux aussi un rôle. Dans une de mes précédentes pièces créée en 2011 Ô l’Air Frais des Bords de Route, les spectateurs étaient installés dans le décors sur le plateau, devenant les clients de la cafétéria d’une station d’autoroute « Joy and Rise ». Qui sont les spectateurs dans l’histoire qu’on raconte ? Bioround-G parlait d’une artiste en commission (de presse, de subvention, jury de 1% culturel…). Les spectateurs étaient donc de potentiels financeurs. Dans Des Bords de Rond-Point, en 2013 nous racontions l’histoire de 3 artistes présentant à des citoyens européens leurs différents projets de mémorial suite à un attentat terroriste sur une aire d’autoroute. Naturellement les spectateurs étaient ces citoyens concernés… Et là, puisque le sentiment d’imposture est une angoisse sociale, souvent provoquée par des situations d’évaluation, il me semblait évident que les spectateurs deviennent les potentiels juges, examinateurs. Chaque spectacle se construit en fonction de sa thématique, je n’ai pas la volonté claire de créer nécessairement des faces à faces, mais d’imaginer des formes qui n’utilisent pas le 4è mur, en jouant avec les codes de la représentation.

Au regard de ces différentes pièces, les frontières brouillées entre fiction et réalité, écriture et improvisation, semblent être fondamentales pour votre travail. Qu’est-ce qui anime ce trouble ?

Selon moi, une situation réelle peut basculer à tout moment dans la fiction, et inversement. Parfois, je trouve que la réalité est plus forte que la fiction. J’aime voir dans des situations concrètes, quotidiennes, des potentielles histoires, légendes, blagues. C’est probablement une façon névrosée de chercher à s’approprier le monde, à y voir du beau dans le moche, le transformer via l’imaginaire, pour faire en sorte qu’il soit un peu plus supportable… Je crois que c’est une tendance que j’ai, et que j’applique aussi sur scène, en écrivant des spectacles qui sont sur le fil. Je considère aussi qu’à partir du moment où quelque chose est présenté sur une scène, il devient fictionnel. Lorsque je vois un interprète jouer, fabriquer un rôle, j’ai du mal à croire à ce qu’il me dit. Alors je cherche avec les acteurs un mode de jeu qui se rapproche le plus possible d’eux. Je crois que c’est la situation, la dramaturgie et la narration qui fabriquent la fiction. Le jeu ne doit pas porter la dimension fictionnelle d’une pièce.  Pour que j’y croie, il me faut du réel. Et j’aime le trouble que ça génère ; ça donne aussi l’impression que la fiction, enracinée dans un contexte hyperréel, existe concrètement. Je mets en place des structures de pièce où l’improvisation est importante, pour laisser la possibilité au présent, à l’accident – déclenché par des éléments de réalité incontrôlables (y compris le public, du coup) – et donc au réel d’influencer la fiction, et inversement.

Trtff – What can I do to make you love me ?  Concept et mise en scène Colyne Morange dramaturgie / chorégraphie Heike Bröckerhoff. De et avec Quentin Ellias, Elise Lerat, Stéphane Menti, Marc Têtedoie, Tamaïti Torlasco, Marion Thomas. Création lumières Manon Leboucher. Création musicale Pierre Bouglé, Mathias Delplanque, Olivier Guillerminet, Christophe Troeira. Régisseur son Christophe Troeir. Diffusion boom’structur. Photo © Marion Thomas.

Les 8 et 9 décembre au Centquatre Paris / Festival Impatience
Le 14 février au Théâtre de Vanves