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Emmanuelle Vo-Dinh « Des fondations toujours en mouvement »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 19 juillet 2018

Les Centres Chorégraphiques Nationaux (CCN) sont des institutions culturelles françaises créées au début des années 1980. Ces lieux dédiés à la danse, dont les missions comprennent création, diffusion et transmission sont dirigés par des artistes. Le projet de chacun des 19 CCN du territoire est sans nul doute le reflet d’une ligne de conduite transversale, mêlant préoccupations esthétiques, sociales, curatoriales et politiques. Plusieurs de ces chorégraphes-directeur.trice.s se sont prêté.e.s au jeu des questions réponses. Ici la chorégraphe Emmanuelle Vo-Dinh, directrice du Phare, CCN du Havre Normandie depuis janvier 2012.

Qu’est-ce qui vous a motivé à prendre la direction du CCN du Havre Normandie ?

Ma compagnie (Sui Generis) créée au Havre en 1998, avait été implantée successivement dans les Côtes d’Armor en 2001 à Saint-Brieuc où elle était associée à La Passerelle, puis à partir de 2005, à Rennes, dans une association avec Le Triangle. J’avais pu y mener un travail de territoire important avec différents publics et acquérir ainsi l’expérience d’un projet d’activités plus conséquent. Ce déploiement demandait une plus grande assise, ce qui a motivé l’écriture d’un projet porté vers les spécificités du territoire normand, car on ne postule évidemment pas à un CCN dans l’absolu, mais bel et bien à un outil implanté dans une ville et un territoire qui ont leurs propres singularités. Postuler à la direction du Centre chorégraphique national du Havre avait donc du sens pour moi, au regard de ma motivation à porter un projet plus large que celui de ma compagnie, mais aussi parce que ce CCN ne m’était pas inconnu : j’y avais vécu des moments forts de ma vie d’interprète auprès de François Raffinot alors directeur du CCN du Havre entre 1992 et 1998, date à laquelle j’ai créé ma compagnie au Havre.

Quels sont les plus grands défis lorsqu’on dirige un CCN ?

C’est une question qui appelle deux types de réponses distinctes : une qui tient compte de la responsabilité et des enjeux de ces maisons pour le secteur chorégraphique, et une qui témoigne de cette expérience individuelle de l’artiste directeur.trice. La décennie écoulée a marqué un renouvellement important des directions de CCN. Au regard d’un déploiement conséquent du champ chorégraphique ces dernières années, nous savons qu’aujourd’hui, diriger un CCN ne peut plus être considéré uniquement comme la consécration d’un artiste et de son travail à la tête d’une maison. Aujourd’hui, les maisons CCN ont pris à cœur de déployer, au delà de leur mission principale, un ensemble de missions associées devenues essentielles à bien des égards : à la fois au regard d’une paupérisation du secteur chorégraphique (production, diffusion,…) dont il faut tenir compte, mais aussi du travail avec les différents publics, et dont l’articulation se ramifie en de multiples endroits. Le défi est de mener un projet global dans lequel les fondations sont toujours en mouvement : le contexte territorial, politique et géographique, nous oblige sans cesse à revoir la nature de nos projets et la façon de les mettre en œuvre, à bouger les lignes, et cela dans une constante nécessité de continuer à être attentif à pouvoir mener l’ensemble des missions. L’autre défi pour moi, en ayant une petite équipe au Havre, est de trouver une justesse d’équilibre entre la direction d’une maison et mon travail d’artiste. Bien que cet équilibre ne soit jamais réellement trouvé en termes de temps partagé, il est essentiel que les deux fonctions puissent se nourrir mutuellement.

Quelles sont les particularités de votre CCN ? Quelles sont ses ambitions ?

C’est une « petite maison » en termes d’équipe et de financements, ce qui a des avantages et des inconvénients. Dans ce contexte, la dimension humaine est bien évidemment importante, favorisant les échanges et les attentions de personne à personne entre équipe et artistes présents. Nous avions porté dés notre arrivée en 2012 un projet qui s’incarnait pleinement sur le territoire normand, développé notamment à travers le festival annuel Pharenheit, qui donne à voir les œuvres des artistes accueillis au Phare dans le cadre de la mesure « accueil studio ». Ce festival est vertueux au regard d’un accompagnement plus poussé du secteur chorégraphique, il permet aussi la rencontre des publics avec les œuvres sur un territoire qui s’est appauvri ces dernières années en termes de propositions chorégraphiques audacieuses et/ou atypiques. Avec Solenne Racapé (directrice déléguée du CCN) nous entrons dans notre dernier mandat, et souhaitons que Le Phare puisse renforcer sa présence dans le quartier de l’Eure où il se trouve, afin que les habitants puissent y entrer de façon plus décomplexée. Nous sommes dans un quartier ou il y a beaucoup de précarité et où les habitudes culturelles n’existent qu’à la faveur de la notion d’« événement », il est donc très difficile d’y ancrer de la récurrence.

Sur le plan artistique, quelles dynamiques souhaitez-vous donner à votre CCN ?

Le CCN est un outil précieux en termes de confort de travail. Il me permet d’y développer une recherche artistique qui se déploie dans le temps et où je peux me permettre d’asseoir une singularité d’écriture. La temporalité avec laquelle j’ai choisi de travailler privilégie de grands temps de latence entre chaque temps de répétition. Ce temps dilaté permet une assise qui est très rare. Au Phare, nous avons toujours revendiqué une certaine forme d’exhaustivité. Nous nous positionnons par rapport à des projets, des besoins et de notre capacité à les accompagner pour que la rencontre ait lieu. Les dynamiques s’exercent à l’endroit d’un maillage des différents publics avec les artistes en présence au Phare et cela dans une cohérence avec notre festival. Il s’agit pour nous de poursuivre un travail de visibilité des artistes au travail en résidence au Phare, faire se rencontrer œuvres et public. Aujourd’hui, nous essayons de trouver une cohérence entre le soutien à des artistes dont la visibilité est plus fragile, dans un contexte où la diversité du paysage chorégraphique est mise à l’épreuve. La ligne artistique s’exprime donc sans doute à cet endroit. Nous soutenons aussi des projets et des démarches d’artistes que nous partageons avec un public qui, depuis 2012 a su développer un œil plus aguerri à des propositions plus décalées. Nous essayons aussi de soutenir des équipes dont nous savons que le projet a la possibilité d’être mené à son terme, et ce dans une économie de moyens suffisante pour que l’œuvre en création soit aboutie. Cette dynamique s’incarne particulièrement dans le festival Pharenheit.

À vos yeux, depuis leurs créations au début des années 80, comment ont évolué les CCN ? Quels sont leurs enjeux aujourd’hui ?

Au tout départ, les CCN ont été créés par et/ou pour des chorégraphes, qui, dans une époque donnée, ressentaient le besoin et l’envie d’avoir un lieu de création. Avec la naissance de ces maisons, l’émulation, la reconnaissance des acteurs chorégraphiques et le partage avec les publics, ont créé des dynamiques, engendrant un ensemble de missions associées qui n’ont cessé de grandir : travail avec les publics, lieux de ressources pour le secteur chorégraphique, actions artistiques, … ils participent aussi aujourd’hui pleinement à la production et diffusion des œuvres d’une partie du secteur chorégraphique. Aujourd’hui, diriger un CCN nécessite donc d’emblée, pour un artiste qui en prend la direction, une capacité à maîtriser les enjeux de l’ensemble de ces missions, au-delà de la création et diffusion de ses œuvres. Il faut donc un appétit pour la dissociation ! Par ailleurs, les CCN sont très sollicités en tant qu’institution, que ce soit en tant que témoins de l’évolution du secteur chorégraphique, ou de préconisations à apporter. La dimension politique y prend une place de plus en plus importante.

Quels enjeux de la danse voulez-vous défendre aujourd’hui ?

Nous vivons dans des temps complexes, avec des sentiments d’urgence, qui concernent l’ensemble des citoyens dont les artistes font évidemment partie. À ce titre nous nous sentons aussi pleinement concernés par la paupérisation, le repli sur soi, les peurs grandissantes, l’ensemble opérant un rétrécissement de la pensée ! Ce qui est minoritaire fait figure d’exception et dans ces temps de crises, cette figure est vécue comme inutile car ne profitant pas au plus grand nombre. Nous pourrions dire ainsi par exemple que la recherche ne concerne pas le plus grand nombre. Nous pourrions dire également que certaines œuvres, parce qu’elles sont atypiques, performatives ou pensées pour une communauté spécifique ne peuvent concerner le plus grand nombre. Alors dans ces temps d’urgence, il est tentant d’interroger la pertinence à créer des œuvres qui restent à la marge et de penser ces moments privilégiés comme des possibles facteurs d’exclusion, ce qu’ils ne sont bien évidemment pas ! Le principal c’est d’admettre la différence… et nous sommes loin du compte ! On pourrait aussi citer Ionesco, « Si on ne comprend pas l’utilité de l’inutile, l’inutilité de l’utile, on ne comprend pas l’art » pour redire qu’en cherchant à séduire le plus grand nombre, nous sommes guettés par une normalisation du regard, et de fait, par un ajustement des moyens vers le « plus rentable ». Nous sommes dans une absence cruelle de réflexion sur la nécessaire pluralité. La crise rationalise l’offre pour devenir normative, et cela dans un climat anxiogène où chaque geste doit prendre une signification. Au Phare, nous essayons de penser à cette complexité en participant modestement au travail des artistes qui le traverse, eux même traversés par les publics qui viennent voir leurs œuvres… et pour nous ce n’est pas rien !

Photo © Olivier Bonnet