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Camille Mutel « La danse est une quête absolue du désir »

Propos recueillis par Céline Gauthier

Publié le 25 octobre 2016

Fondatrice en 2003 de la compagnie Li(luo), la chorégraphe et interprète Camille Mutel explore sans relâche la présence scénique des corps. Initiée au butō chez Masaki Iwana puis nourrie par de multiples influences, elle collabore avec de nombreux artistes et interprètes en quête de nouvelles expériences du regard. Sa dernière pièce, Go, go, go, said the bird nous plonge au cœur d’un trio envoûtant orchestré comme une cérémonie intime. C’est à l’occasion de sa présentation dans le cadre du Festival Bien Faits ! à Micadanse à Paris que nous l’avons rencontrée.

J’aurais souhaité revenir avec vous sur votre dernière pièce, Go, go, go, said the bird. (human kind cannot bear very much reality). Je crois que vous vous êtes inspirée d’un poème de T. S. Eliot, qui donne d’ailleurs son titre à la pièce : comment avez-vous travaillé à partir de cette matière et de l’imaginaire qu’évoquait pour vous ce poème ? 

Le poème est venu plus tard, quand je cherchais le titre, mais tout le travail de T. S. Eliot m’inspire beaucoup, au-delà de cette seule pièce. Ses recherches pour écrire le temps, le vide, ses tentatives pour dire le présent tout en ayant conscience de son impossibilité à le faire me fascinent. Je crois que c’est dans la quête de l’impossible qu’une sensibilité se révèle, incarnée par la phrase que j’ai choisie comme titre. Elle faisait écho à ma formation de danseuse butō auprès de Masaki Iwana, qui souvent dans son enseignement nous disait que l’important était de mettre le corps devant un obstacle impossible à dépasser, pour que chacun face à cet obstacle puisse réagir à sa façon. C’est là que nait l’individualité d’une danse, une vraie personnalité et l’originalité d’un artiste. Même si tous les corps étaient contraints de la même manière, chacun réagirait au travers de postures différentes, parfois impossibles, qui interrogent aussi le rapport qu’on entretient avec son corps, sa fragilité et notre propre temporalité. C’est en ce sens que mes propres préoccupations rejoignaient celles du poète : cette presque impossibilité qui permet à l’artistique de naître. Par ailleurs, le thème de l’érotisme que j’avais choisi d’aborder m’est peu à peu apparu comme un réel impossible à représenter : il en existe de nombreuses images, notamment des lithographies sur lesquelles j’avais travaillé lors d’un séjour au Japon : ce qu’on appelle des Shunga mais ce ne sont que des représentations, qui ne prennent pas en compte la réalité d’une rencontre, d’une sorte d’absolu du désir. Or il me semble qu’il ne faut pas se détourner ce qui nous semble impossible à représenter : il faut chercher les voies détournées, à travers lesquelles émerge la poésie.

Il me semble aussi que vos pièces sont marquées par des états de corps suscités par le travail de la lenteur, mais aussi certaines torsions, voire des spasmes : serait-ce là les termes de votre écriture personnelle ? 

Je pense que la lenteur a été ma réponse et mon écriture ; je ne crois pas qu’elle soit liée au butō, puisque ce n’est pas ainsi que je qualifie ma danse. La lenteur demande de réfléchir au temps et à sa distorsion, pour prendre le temps d’écouter et de travailler aussi avec le regard du spectateur, c’est-à-dire de créer un temps et un espace dans lequel on peut évoluer ensemble… ou pas ! Cette lenteur peut susciter un rejet de la part du spectateur, mais je crois qu’elle permet de toute manière d’engager le dialogue, parce qu’elle constitue une proposition assez radicale. Ma danse est aussi traversée par de nombreuses ruptures, temporelles mais aussi visuelles. Je travaille la matière chorégraphique comme des images très dessinées : je crois qu’il y a un rapport assez esthétique au corps dans mon travail, qui a été très longtemps sculpté par la lumière. Dans la dernière pièce, cela se traduit par les vidéos et l’influence de la culture japonaise. J’avais envie de briser certaines images, de les renverser pour introduire un petit doute sur leur signification. De cette manière, elles ne se suffisent plus à elles-mêmes et ne peuvent remplir une fonction symbolique trop rapidement : elles introduisent un doute. Cela peut se traduire par une sensation d’inquiétude, mais ce qui m’intéresse c’est que tout à coup le spectateur soit amené à se dire qu’il n’y a pas que du sens. C’est ensuite à lui, à travers son regard, de s’engouffrer dans la brèche ainsi créée.

Est-ce la raison pour laquelle vous choisissez que les spectateurs prennent place si proche de vous, juste autour de la scène ? 

Cela dépend vraiment des pièces. Pour la dernière, qui avait pour thème l’érotisme, j’avais effectivement envie d’amener le spectateur dans une fusion, une certaine proximité avec les corps : je souhaitais travailler avec le regard du public et sa propre position dans la salle. La pièce a ainsi pris la forme d’un trio, composé par deux danseurs et une chanteuse. C’est cette dernière qui a le rapport le plus immédiat avec le corps des spectateurs : elle hurle, elle souffle, elle crie. Les spectateurs face à elle oscillent entre l’adhésion et le rejet, parce que l’effet produit est vraiment très prenant. En effet, la recherche que nous avons menée avec Philippe Chosson était de travailler l’image avec une telle minutie que l’on dégageait finalement une certaine froideur qui contrastait fortement avec le chant d’Isabelle Duthoit. C’est presque elle qui incarne la facette la plus sensuelle, voire obscène de l’érotisme, et nous qui incarnons la partie rituelle de l’acte. La proximité immédiate du spectateur lui laisse alors le choix : il peut décider de quel côté il se met, s’il reste dans l’image avec nous, ou s’il est avec Isabelle. Placé plus loin, le public aurait perdu le son du chant qui n’est pas amplifié : une forme de mise à distance totale se serait créée, ce qui n’était pas le but.

Quelle a été votre parcours de travail pour cette pièce, et comment avez-vous approché avec eux les thèmes qui vous sont chers ?

J’ai fait appel à plusieurs collaborateurs, pour les éclairages et la vidéo notamment. J’ai jusque ici travaillé avec des gens dont je connaissais déjà le travail : ils ont la même sensibilité que moi et prêtent eux aussi attention aux qualités de la temporalité et du silence. Ils sont présents à mes côtés durant toute la période de création et composent avec moi, en temps réel. Je pense que cela constitue une sorte de trio, qui n’est pour moi possible que si chacun se sent responsable de la place qu’il occupe : comme je suis aussi sur le plateau, il m’incombe de prendre les décisions finales, cependant sans jamais voir le résultat. Je travaille bien sûr avec des captations vidéo, j’écoute la musique au casque, mais je suis obligée de leur faire confiance. Je cherche toujours à comprendre comment travaillent les artistes avec lesquels je collabore, pour trouver des pistes grâce auxquelles nous pourrons nous aventurer dans une écriture commune. Pour Go, go, go, j’ai demandé à la chanteuse Isabelle Duthoit de lire le chapitre des sirènes, dans le Livre à venir de Maurice Blanchot. Il s’y tisse une écriture de la séduction et du désir qui conduit à l’absence de soi-même, évoquée à travers les thèmes de la voix et du souffle. Je sais que ce texte lui a beaucoup parlé et qu’elle l’a ensuite pris comme bagage pour d’autres projets. Avec l’éclairagiste, je travaille davantage avec des mots : on se donnait un nom, un titre : « le gisant », « la mouche », ou même « Bill Viola ». Ensuite, chacun de son côté réfléchissait à ce que la figure du gisant représentait pour lui, puis l’on procédait par association d’images. Cela constitue un drôle de rébus, mais nous avions en réalité tous deux des envies très précises.

Avez-vous d’ailleurs choisi de consigner ce travail ?

On a suffisamment travaillé dessus pour parvenir à se comprendre sans passer par des notes. Cependant, tout est désormais écrit de manière très précise. C’est parfois nécessaire, comme par exemple pour ma pièce Effraction de l’oubli : tout repose sur un dispositif très complexe, élaboré avec l’éclairagiste, puisque je ne bouge pas mon pied droit du début à la fin de la pièce, c’est-à-dire pendant quarante minutes ! Nous avons composé pour cela tout un système de morse sur le sol, grâce auquel je sais pour chaque mouvement sur quel repère doit prendre appui chaque segment de mon corps. Tout est écrit en sensitif, même si cela ne se voit pas pour le spectateur. Je souhaitais par exemple, bien que je sois presque tout le temps face au public, qu’on ne voit le sexe que deux fois durant toute la pièce : je voulais mettre en scène un corps nu mais asexué, sauf à ces deux instants. Le travail très précis de la lumière a alors été indispensable pour que le corps puisse se faire ombre à lui-même.

Comment abordez-vous ce discours-là dans le travail de création, et quels seraient les mots et les imaginaires que vous convoqueriez pour décrire tout à la fois votre idée de la présence et l’état de corps particulier que vous essayez de retrouver dans les pièces ? 

Je vais travailler pour ma prochaine pièce avec une danseuse, Alessandra Cristiani, qui a un parcours très proche du mien : nous avons connu les mêmes chorégraphes et suivi la même formation, et il suffisait que je dise un seul mot pour qu’elle comprenne tout de suite où je voulais aller. Nous étions vraiment en symbiose, c’est pourquoi je l’avais choisie pour ma pièce Soror, dans laquelle nous explorons les fondements d’une sororité de corps sans avoir de lien de sang, à travers des jeux de double et de miroir. Avec Philippe Chosson le cheminement a été tout autre : il s’est blessé très vite après le début de la création et n’a été présent que cinq ou six jours. J’ai donc été obligée de lui donner des consignes très précises, auxquelles il a bien sûr ajouté ses propres idées. C’est peut être cette mésaventure qui a amenée à décider d’être uniquement chorégraphe de ma prochaine pièce et de ne plus faire ce perpétuel aller-retour. Ce sera un quatuor de danseurs, entouré bien sûr de techniciens, et je crois qu’avec tout ce monde je ne pourrais plus endosser ce double rôle d’être à la fois sur et hors du plateau.

Les images présentées dans l’écran vidéo installé derrière la chanteuse contrastent beaucoup avec ce qui se déroule sur le plateau : on y voit des mouvements et des rythmes très différents : quel est le rôle de ce dispositif ? 

J’ai travaillé avec le photographe Osanu Kanemura que j’avais rencontré quand j’étais à Tokyo, grâce au programme de la Villa Hors-les-Murs. Il ne photographie que des images urbaines : même les photos d’animaux, de poissons ont été prises dans des aquariums, à travers une vitrine. Chez lui, tout est question de regard : il oscille entre des focales très précises et des plan très larges, et à travers cela questionne l’intime, c’est-à-dire sa propre posture face à ces images. Son regard est à la fois très sensible aux rythmes urbains, mais aussi extrêmement personnel. Il possède une sorte de frénésie presque anxiogène, très énergétique en tout cas, particulièrement visible dans le montage d’images qu’il propose pour la pièce. C’est peut être là que se situe le viscéral, justement : dans le rythme qu’il créé, cette respiration extrêmement haletante, très urbaine. La vidéo ici contribue à ouvrir la scène vers un ailleurs : en effet la pièce fait en sorte que l’on soit concentré sur les deux corps nu et leurs interactions : le plateau est vide par ailleurs, les jeux de lumières réduits au minimum. On pourrait être happé à l’intérieur, dans l’intériorité des corps, mais je crois que ces vidéos sont comme des fenêtres ouvertes sur Tokyo, qui mettent à distance le duo des corps.

Je sais que la notion de présence est un leitmotiv pour vous, qui traverse toutes vos pièces, comme un mouvement intérieur, une énergie que vous évoquez entre les lignes : que représente pour vous cette notion, par ailleurs très connotée dans la danse contemporaine ? 

Je vais utiliser une image pour parler de la présence : je suis très touchée par les peintures chinoises ou japonaises où l’intensité s’esquisse à l’aide de l’encre noire plus ou moins diluée dans une goutte d’eau. C’est avec cette matière que l’on obtient sur le papier toute une palette d’états de corps, du fantôme au corps vivant, du mouvement d’un homme jeune à celui d’un vieillard. Je crois qu’ainsi, il y a des moments au cours de notre propre parcours lors desquels on se retrouve complètement pris vers l’autre, dans la relation qui par exemple s’établit sur le plateau avec le spectateur et les danseurs, ou bien aussi avec soi-même. Quelque chose tout à coup s’intensifie, puis, tout en restant au même endroit physiquement, une absence se mêle à cette présence là : quelque chose se met en retrait. Je crois que toute relation n’est jamais fixe, jamais dans la même intensité, mais prend forme comme un voyage à l’intérieur de soi qu’on ne contrôle pas du tout. Je trouve cet état d’être au monde absolument passionnant. C’est lorsqu’on croit être le plus absent que quelque chose se produit et que l’on reçoit le plus. Au contraire, lorsqu’on se sent dans un état de pleine intensité, presque de pleine puissance, on risque de finir aveuglé. Je m’intéresse à tous ces allers-retours invisibles, à la manière dont ils peuvent s’incarner dans une œuvre d’art. Je retrouve cette sensation dans certaines sculptures, notamment la Beata Ludovica Albertoni, du Bernin : elle est dans un état de présence extrême qui transparaît dans son visage extasié. Je ressens à travers tous ces plis du voile quelque chose de très fort, alors même que ce corps à l’intérieur du tissu paraît comme aspiré de l’intérieur. Il me semble que la danse peut produire une sensation similaire : lorsque sur l’espace du plateau les accessoires, la lumière et les sons se conjuguent pour tisser entre eux une véritable relation, qui finalement ne tient à pas grand-chose. Tout à coup, elle se déséquilibre, parce que le son ou la lumière sont trop forts, le corps trop présent, et ainsi s’installe une forme de rapport de pouvoir. L’équilibre représente alors quelque chose de presque impossible, et tout mon travail est de réfléchir à ces harmonies-là.

Comment pourriez-vous qualifier la nudité telle que vous la présentez dans vos pièces ? Bien loin d’être scatologique ou abrupte, vous entretenez constamment cette esthétique du dévoilement… 

En effet, seules les deux premières étaient des demi-nues ; je traverse la nudité depuis plus de dix ans. C’est un parti pris dont cependant j’interroge à chaque fois la pertinence, mais je crois que c’est devenu une vraie marque d’écriture, que j’aborde différemment selon les pièces. Dans mes premières créations, j’avais cette naïveté de croire que la nudité était un point de non retour, à la limite de la représentation. J’avais une soif irrationnelle de toucher le réel, de manière complètement contradictoire puisque je croyais pouvoir être sur une scène et m’offrir au regard en m’abstrayant de toute forme de représentation ! Il m’a fallu quelques pièces pour comprendre que je n’en sortirai jamais parce qu’elle constituait l’un des cadres de ma prison, à laquelle tous les artistes sont condamnés. Nous errons dans les couloirs de la représentation, qu’on soit danseur ou non ! J’ai alors pris mes distances avec la nudité qui se présente comme un dévoilement de la vérité, une posture inspirée par l’idée antique de la pureté. J’utilise pour me représenter cela une image qui me plait beaucoup, celle du Christo Velato, qui se trouve à Naples : un christ sculpté dont on ne voit que le voile. Certaines formes transparaissent, mais jamais on ne touche à sa chair, à sa substance : on ne peut accéder qu’à son image. Nous avons poursuivi cette réflexion avec Matthieu Ferry, l’éclairagiste avec lequel je travaille : nous avons pris le parti de nous aussi tisser le voile, de le sculpter par la lumière et la danse. De cette manière, la nudité est davantage devenue une image, et ceci m’a amenée à ma relation avec le spectateur, de manière à ne plus exiger de lui une fusion, mais plutôt ce que je nomme un « petit jeu » : c’était le point de départ de la mise à distance du regard.

J’avais aussi été frappée par la manière dont vous représentiez sur scène l’épiderme comme une enveloppe, une surface de contact offerte à la bouche, aux frôlements… Avez-vous eu l’impression de développer dans vos pièces une pensée particulière de la peau ? 

En effet, je me suis vite rendue compte que la nudité de plateau était extrêmement chaste, parce qu’elle est intouchable. C’est de cette manière qu’a été composée ma pièce Effraction de l’Oubli : la sensation de chaleur et de lumière de la peau a été une vraie consigne de travail. On pourrait dire finalement que c’est la lumière qui me bouge, puisque je porte un masque qui me rend aveugle. Je devais essayer de sentir sur ma peau ces lumières, comme des départs de mouvements possibles : elles composaient un jeu avec l’éclairagiste, et donc avec le regard.

Je vois aussi que vous avez été formée à la pratique du striptease : comment cela vous a-t-il par la suite inspiré ? 

Je ne dirais pas que j’ai été formée au striptease, je ne sais pas si on se forme au striptease… Mais j’ai vécu en Italie pendant cinq ans, et à ce moment-là j’ai eu envie de gagner ma vie avec ça. Je dirigeais déjà ma compagnie, j’avais auparavant créé quelques pièces, mais j’avais vraiment envie de me confronter au regard, pour faire l’expérience de ce que signifie se déshabiller devant un public. J’ai bien mieux compris le rapport de pouvoir entre un danseur, une danseuse en l’occurrence et un spectateur en face : ce pouvoir n’est jamais clair et s’inverse sans cesse. Il s’agit dans le striptease de jouer avec des codes tacites, un dévoilement toujours imparfait : on éteint la lumière toujours trop tôt. Cette pratique me semble très proche du théâtre parce qu’elle participe de l’élaboration d’un discours et d’un imaginaire chez le spectateur. J’ai ainsi pris conscience de cet endroit du désir qui est extrêmement important pour moi, dans mon écriture comme dans ma recherche artistique. Que signifie le désir ? Il représente ce qui nous met en vie, et c’est sans doute pour cela que beaucoup de mes pièces traitent de l’érotisme, même de manière détournée. Être sur scène aussi, c’est créer du désir, être tour à tour désirant et désiré, parfois susciter du rejet… J’avais l’impression que le striptease pouvait me permettre de toucher au cœur de ces questions-là. Cependant, après l’avoir expérimenté pendant cinq ans j’ai aujourd’hui mis de coté cette pratique, bien qu’elle continue à m’inspirer.

Comment vous représentez-vous la place du corps féminin dans la danse butō ? 

C’est une question complexe puisque le butō appartient à la culture japonaise, qui entretient un rapport complexe avec la figure féminine. La femme est à la fois vénérée, assignée cependant à des rôles très spécifiques, et le butō a finalement mis en avant très peu de femmes : je crois que c’est aussi lié à la tradition du théâtre nô, où tous les interprètes étaient des hommes. J’admire cependant beaucoup Yoko Ashikaya, une danseuse absolument fantastique, qui a prêté son corps à Hijikata et existé grâce à lui. Elle a été très loin dans son travail du corps et du butō, parfois jusqu’au sacrifice d’elle-même : elle s’est par exemple arraché des dents pour travailler sur la musculature de la bouche… mais toujours en tant qu’interprète. Sur scène, on voit principalement des hommes, bien qu’ils interrogent leur rapport à la femme et mettent en scène leur double féminin. Il est vrai qu’en tant que femme, la pratique du butō n’a rien d’évident : il est malaisé d’évoquer une sensualité, voire une sexualité féminine dans les cadres très définis de cette danse. Les personnages féminins pourraient se classer en deux catégories : d’une part les démones, ces femmes en colères, très semblables à la sorcière de Mary Wigman. D’autre part la jeune éphèbe, très épurée, vouée au sacrifice, presque fantomatique. Ces deux figures sont très intéressantes à travailler mais j’ai l’impression qu’entre ces deux extrêmes-là il ne nous reste que peu de place. Cependant, j’ai pour ma part été élevée dans une culture européenne, et je crois que j’ai principalement retenu l’esthétique du butō pour ensuite travailler de mon côté sur le corps féminin.

Et justement, qu’apporte pour vous cette posture de chorégraphe, dans le butō ou plus largement dans la danse telle que vous la pratiquez ? Que représente pour vous, aujourd’hui, ce statut de créateur ? 

Je crois jusqu’ici ne jamais l’avoir été à part entière : ce sera le défi de ma prochaine pièce. En réalité, je crois que le choix s’est fait bien en amont : je n’ai aucun doute sur le seul endroit où je peux agir sur cette planète. Je ne crois pas avoir d’autres talents ailleurs. Il me semble que c’est ici que j’ai ma place, d’autant plus que j’y suis bien. Je crois cependant qu’on ne peut exister seul dans ce métier, et qu’il s’agit sans cesse de se rendre visible : on ne peut travailler qu’avec les autres. Je me représente cela comme une sortie de la matière : mon corps a été jusqu’ici ma propre matière de travail, et désormais je le mets à distance, petit à petit. J’utilise souvent une image pour décrire cette attitude : celle des jardins zen. Chez nous, lorsqu’on visite un jardin à la française, on se promène. Dans un jardin zen on ne se promène pas, on regarde : on demeure sur le pourtour, et on laisse l’œuvre du temps et des saisons jaunir les arbres aux alentours, les fleurs de cerisier tomber, le jardin se recouvrir de neige… Dans tout ce processus le spectateur n’intervient à aucun moment. C’est un peu ce que je ressens aujourd’hui en tant que chorégraphe : j’ai besoin de m’abstraire de la matière des corps pour trouver ma propre place. Ce n’est peut être pas définitif, mais en tout cas j’ai besoin de ce recul-là voir l’image lorsque je la travaille. C’est une réflexion que me faisait l’éclairagiste avec lequel je collabore depuis six ans : j’ai créé avec lui des pièces que je ne verrai jamais. À l’époque je ne comprenais pas, puisque je dansais dans ces pièces : je ne les voyais pas, mais je les vivais, et je trouvais cela bien mieux ! Aujourd’hui je ressens davantage ce besoin de me mettre à la place du spectateur pour recueillir son adhésion, moins par désir narcissique que pour lui proposer une manière d’être ensemble et de partager avec lui cette expérience. On m’a dit souvent que mes pièces pouvaient être anxiogènes, et je pense que cela tient au fait que je ne voulais pas lâcher le regard du spectateur, pour le rendre à la fois désirant et désiré. Je voulais créer sans arrêt une tension entre moi et lui, presque comme une fusion, et j’ai justement l’impression la transition vers la posture de chorégraphe va me demander de lâcher un peu de cette tension pour laisser son regard respirer.

Que représente pour vous ce processus d’écriture de la danse ? 

L’année passée, j’ai suivi un séminaire organisé par la SACD autour de la notion d’écriture en danse. Quelqu’un y avait lu une phrase d’Emmanuelle Vo-Dinh, qui disais que l’écriture était ce qui peu à peu se dégage des pièces d’un chorégraphe ; ce que l’on pourrait aussi appeler le style, c’est à dire ce qui nous permet de reconnaître la patte d’un chorégraphe sans avoir vu son nom. Je trouve cette notion très intéressante : l’écriture ne consiste pas à définir des pas ; c’est effectivement quelque chose d’impalpable. Le chorégraphe lui-même ne sait pas ce en quoi consiste son style. Or c’est pourtant ce qui le rend reconnaissable, comme lorsqu’on lit du Duras et que l’on reconnaît son écriture dès les premières lignes. C’est de cette manière que le terme de chorégraphe me plait : on déploie dans la danse un horizon, une parole qui va être la sienne, mais qui paradoxalement laisse la place à toutes les autres paroles. Plus notre propre champ de recherche s’affine, plus il laisse la place à tous les milliers d’autres écritures qui empruntent d’autres chemins. Aujourd’hui je trouve ça beau de se dire qu’il y a une écriture dans la danse.

Et justement, puisque vous évoquiez ces notions d’écriture et de parole, quelle place donnez-vous au discours sur vos pièces ? 

Je crois qu’à la question de l’écriture s’ajoute la notion d’œuvre. Une fois que l’œuvre est créée –bien que le mot œuvre ait quelque chose de grandiloquent – elle ne m’appartient plus, même si mon propre corps y participe. C’est pour ça que les collaborations sont si importantes pour moi : durant la création l’œuvre appartient au trio, au quatuor, chacun y met sa patte même si c’est moi qui ai le dernier mot. Une fois que la pièce est présentée, je n’y touche plus : elle m’apparaît comme un objet, sur lequel de nombreux regards se posent. La critique en fait partie, et je trouve cela extrêmement riche, j’ai l’impression d’avoir entre les mains comme un petit diamant sculpté avec de multiples facettes. Je ne suis pas toujours d’accord avec les commentaires qui sont faits, mais je les accepte parce que l’œuvre est en dehors de moi, il s’est produit une sorte d’accouchement ! En revanche, pendant le temps de création, je pense que les critiques sont très complexes, même si elles sont une forme de participation au travail. L’an passé Roland Huesca a publié un livre sur la nudité en danse, dans lequel se trouve un grand entretien au sujet de l’une de mes pièces. Je trouve que la discussion est une forme de relation qui aide vraiment dire des choses qu’on ne se dirait pas à soi-même ou qu’on ne dirait pas aux interprètes sur un plateau : cela amène à un autre endroit du dialogue. Il me semble que la parole est aussi vivante que le corps, que notre discours évolue tout au long de notre parcours. C’est pourquoi je trouve intéressant de se réentendre quelques temps plus tard, ou de relire des notes, et de se rendre compte à quel point notre travail, notre pensée de la danse a évolué : on réinterroge sans cesse sa propre pensée. D’ailleurs, je ne sais pas si le mot « pensée » est le plus adéquat : je préfère le mot parole.

Quelles sont aujourd’hui les conditions d’exercice du métier de chorégraphe ? 

J’ai fréquenté le circuit alternatif pendant longtemps, en partie parce que ma formation butō m’y a conduite : c’est un choix qui s’était fait plus ou moins malgré moi. J’ai présenté mes premiers solos dans des petits festivals, où l’on ne percevait souvent aucun cachet, juste un défraiement. Ces petits réseaux fonctionnaient très bien, j’y avais bien plus souvent l’occasion de présenter ses pièces. Il fallait sans cesse réagir, très vite, et tout était fondé sur des relations humaines très fortes, qui m’ont permis de rencontrer beaucoup de gens qui avaient des manières de travailler très différentes et qui étaient très talentueuses. Mais en 2010, j’ai commencé à travailler avec des collaborateurs pour la diffusion de mes pièces. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de m’institutionnaliser ; c’était bien sûr un choix financier aussi, pour gagner ma vie, mais aussi pour pouvoir choisir avec des collaborateurs : les éclairagistes ou les musiciens n’acceptaient plus la formule « canapé-sandwich » ! Les structures plus institutionnelles m’ont sûrement fermé certaines portes mais m’en ont aussi ouvert d’autres, et j’ai découvert des choses très chouettes des deux côtés. Il me semble qu’il faut faire des compromis de toute manière, et je ne sais pas si ces choix sont définitifs. Malgré tout, j’ai aujourd’hui l’impression de disposer de vrais moyens de travail. Cependant, je crois que l’intégration dans le réseau institutionnel demande du temps : il faut rencontrer beaucoup de monde pour parvenir à vendre – puisque c’est bien de cela qu’il s’agit – un propos radical sans trop de compromis. Néanmoins, on me dit assez régulièrement que mes pièces dérangent : je pense que cela tient tout autant à une certaine réticence des programmateurs qu’à l’évolution de la politique et des mœurs. Je crois que les questions de nudité et de sexualité, notamment féminine, étaient beaucoup plus faciles à évoquer il y a une dizaine d’année. Mais je crois que cela représente justement pour nous un défi !

Conception Camille Mutel. Danse Philippe Chosson et Camille Mutel. Chant Isabelle Duthoit. Lumières Phil Colin. Costumes Eleonore Daniaud. Photo © Paolo Porto.