Photo © Ana Borralho João Galante

Ana Borralho & João Galante « Rester en guerre contre toutes les formes de pouvoir »

Propos recueillis par François Maurisse & Wilson Le Personnic

Publié le 23 août 2018

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en donnant la parole à des artistes. Après avoir publié l’été dernier une première série d’entretiens-portraits, nous renouvelons ce rendez-vous estival avec de nouveaux artistes qui se sont prêtés au jeu des questions réponses. Ici, João Galante et Ana Borralho.

Les portugais João Galante et Ana Borralho travaillent en duo depuis les années 2000. Venant au départ des arts visuels, ils décident d’explorer ensemble, par la performance, l’installation et la chorégraphie, les arcanes des relations de pouvoir entre les individus. Subversifs, insolents, ils créent des pièces transdisciplinaires à leurs images, déconstruisant les codes, les genres et les rapports entre l’oeuvre et son public. Leur dernière création Gâchette du bonheur est actuellement en tournée en France et en Europe.

Quels sont vos premiers souvenirs de théâtre ?

João Galante – Un concert d’un groupe de jazz de la Nouvelle Orléans, auquel j’ai assisté, enfant, avec mes parents. Pour moi, c’était la rencontre parfaite entre la musique et la danse et c’est la première fois que j’ai dansé sans gêne. Plus tard, dans les années 80 et 90, j’allais voir les concerts de Sprung Haus Den Wolken, Bourbonese Qualk, Einsturzende Neubauten, Suicide, de toute la scène punk, hardcore et industrielle et nous dansions tous, nous faisions des pogos, du moshing, nous sautions, nous nous poussions et nous portions les uns les autres. C’était pour moi une manière de remonter le temps, de revivre cette première expérience corporelle et sonore qu’avait été le concert de jazz.

Ana Borralho – Voir des vidéo-clips à la télévision le samedi matin, le top 10, tous les groupes rock/pop qui étaient en tête des ventes. Aussi, je n’oublierai jamais le concert d’une artiste italienne, Raffaella Carra, que ma soeur avait enregistré sur une cassette, que j’ai visionnée tant de fois. Je me souviens avoir vu des films comme West Side Story ou Singing in the rain… J’ai aussi complètement accroc à la série Fame. J’ai commencé la danse classique à sept ou huit ans, à l’Académie Royale et je me souviens d’être allée à Lisbonne toute seule, toute fière, sans mes parents, pour passer le concours d’entrée. C’était dans un immense studio, avec un miroir démesuré, un vrai pianiste jouait et nous devions danser devant un examinateur anglais. Je viens d’une toute petite ville et cette échappée à la capitale, sans mes parents, a fait de ce jour un moment très important pour moi. C’était ma première grande aventure.

Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de devenir artiste ?

João Galante – Je suis né en 1968, j’ai toujours dessiné, peint et j’aurais pu devenir peintre, mes parents me poussaient d’ailleurs un peu… Mais quand j’ai vu Nick Cave en concert en 1988, Le Pouvoir des Folies Théâtrales de Jan Fabre en 1990, et Café Muller de Pina Bausch en 1994, je me suis dit “je veux faire ça.” C’était comme un coup de poing dans le cerveau. Le festival de la Fondation Calouste Gulbenkian dans les années 80 et 90 nous donnait la possibilité de voir à Lisbonne des performances qui nous ont permis de changer nos vies, ou au moins la mienne.

Ana Borralho – J’ai compris très tôt que les artistes avaient une grande liberté dans leur vie quotidienne. Alors que je me sentais abattue par la routine, j’étais fascinée par l’idée de pouvoir aller dans un studio pour dessiner, pour créer tout ce que je voulais et pouvoir en vivre. J’étais aussi attirée par le côté “bohémien” de la vie d’artiste, cette façon d’envisager la société, une certaine rébellion, la liberté d’être soi-même et le refus d’accepter l’ordre établi. J’ai toujours été une enfant rebelle. À seize ans, je me suis installée à Lisbonne pour étudier dans une école d’art, car dans l’Algarve, d’où je suis originaire, il n’y a pas d’université et que mes parents pensaient que je pourrais me perdre et avoir de mauvaises fréquentations si je restais dans notre petite ville de banlieue, Lagos. Une fois à Lisbonne, j’ai étudié la sculpture et j’ai découvert le collectif de théâtre Olho (dans lequel j’ai fait la connaissance de João). Ce moment a été la graine qui m’a poussé à faire mes propres performances et pièces de théâtre. Dans ce groupe, j’ai trouvé une famille et une attitude un peu DIY. J’ai découvert les chorégraphes portugais, Vera Mantero, Francisco Camacho, ou João Fiadeiro, des metteurs en scène comme Lucia Sigalho, Mónica Calle au moment où je découvrais aussi Godard, Tarkovski, Fassbinder, Pasolini, Herzog, Beckett, Meg Stuart, Alain Platel, Tadeusz Kantor, Fabre, Pina Baush, Rodrigo Garcia. Ces artistes ont vraiment changé ma façon de percevoir l’art.

En tant qu’artistes, quelle(s) théâtre(s) voulez-vous défendre ?

Une performance qui remettrait constamment en question notre façon de vivre en société. Une performance proche de nous, des gens. Quelque chose qui puisse “toucher” les autres. Quelque chose qui fasse se dire au gens “je suis ici et maintenant avec toi, avec moi-même”. Un art socialement engagé. Nous nous demandons comment notre travail peut communiquer avec les gens. Avoir un dialogue avec les gens d’aujourd’hui. Ne pas se soucier si notre travail dure douze mois, dix ans ou l’éternité. Qu’est ce qui nous, les humains, nous rassemble en société et qu’est ce qui nous divise ? Comment rendre la communication avec l’autre possible ? Sans peur de l’inconnu. Être subversif. Donner voix à ceux qu’on n’entend jamais. Qu’est ce que le travail ? Quelque chose pour laquelle tu es payé, ou quelque chose que tu adores faire ? Quelque chose dont la société a besoin ? Nous sommes persuadés que l’art, dans certaines circonstances, peut changer bien plus de choses que ce qu’on pense habituellement. Manipuler des matériaux sociaux comme les autres artistes manipulent d’autres matières, en conférant à la société des choses qui peuvent agir sur son environnement.

En tant que spectateur, qu’attendez-vous de la performance ?

Une excitation intelligente, subversive, romantique et conceptuelle… (Afin de conserver le caractère poétique du paragraphe suivant, nous avons fait le choix de ne pas le traduire, ndlr) Caught as a bird tangled with lime. To bend my knee over time. Talk, the bubble reputation. Our babbling dreams will not affright us. Knew just about everything. There was a bench next to the reception desk. Their paddles in a puddle have a little puddle on a paddle. He writhed in the grip of a definite apprehension hearten those that fight on your suicidal wishes. Annoyed whiting, hounds of shoulder straps. We reproach everybody to have a delusional paranoia on our equality projects. To this fine dried and sifted upon the character or his lonely daughter to your drinks served at garden parties. Win now hating youths darns, tickle, tickle, ticklish tinkering, toying, triangle fingering. Unto his house with him he went. Doubtless. The big beetle wins when the beetles fight. His law is good his words are bad and he is dead. A secret caught they made me for to find. Touch the body lightly.

À vos yeux, quels sont les enjeux, de la performance aujourd’hui ?

Lutter contre la censure universelle. La censure crée de nouvelles normalités. De nouveaux ordres. Les nouvelles normes ravive les anciens tabous, encore, encore et encore. Rompre les tabous (parfois tout petits, mais qui viennent directement de l’esprit des dirigeants cupides). L’obligation d’être capable d’atteindre les gens. Pouvoir nourrir les esprits. Sans chichi. Se taire. Essayer de bouger le moins possible. Devenir un miroir conflictuel. Questionner nos corps. Questionner la normalité. Que sommes-nous en train de faire ? Se rendre compte que nous faisons des choses absurdes aveuglément. Qu’est ce qu’un groupe de personnes ? Pourquoi devons-nous être ensemble ? Punk shui. La lente disparition du cerveau humain. La lente disparition des êtres vivants sur la terre. Le pouvoir au peuple. Révéler les relations humaines dissimulées sous le voile des politiques, des religions et des crédos capitalistes.

À vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

La société a atteint un tel niveau d’organisation et de dépersonnalisation des vies que le rôle des artistes est de sauver, non seulement la joie du monde, mais sa conscience. L’artiste doit être en rébellion constante, mais jamais révolutionnaire. Les révolutions mènent à de nouvelles dictatures, à de nouvelles gouvernances. La rébellion illumine, te guide sur ta route. Ne jamais détourner le regard et jamais se sentir investi d’une quelconque mission, c’est la véritable liberté de l’artiste. Toujours défier. Rester en guerre contre toutes les formes de pouvoir. Comme Helio Oiticica, toujours “être marginal, être un héro”. Tuer l’idée de travail. Travailler comme si nous étions perpétuellement en vacances. Proposer de nouvelles formes. Questionner, même si les réponses n’arrivent jamais, il y a toujours de la beauté, de la poésie. S’investir à partager toutes les étapes. Partager la responsabilité en partageant les idées et les espaces, tous ensemble. Ne pas savoir quoi dire et puis dire.

Comment pensez-vous la place de la performance dans l’avenir ?

L’art souhaite à ses patients un prompt rétablissement. Être baroque à nouveau. L’art a toujours existé et continuera à exister. Ce que nous espérons tellement, c’est que les artistes soient toujours capables de survivre et de subvertir les logiques de marché et de consommation de l’art. Qu’on ne vende jamais nos âmes au diable mais que nous restions dans la transgression, brisant les tabous, partageant nos regards et la poésie, la magie. Henry Rollins a dit “La vie ne nous brisera pas le coeur, elle le réduira en poudre.” L’art est la meilleure forme d’espoir que nous ayons. Et ce qui est le plus beau dans l’art, c’est de se dire que des gens payent pour en voir d’autres croire en eux-mêmes.

Photo © João Galante et Ana Borralho