Photo F If you could see me now fot. Piotr Jaruga

Arno Schuitemaker, If You Could See Me Now

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 8 avril 2023

Engagé dans une recherche chorégraphique autour de la perception du mouvement et de l’espace, Arno Schuitemaker conçoit ses créations comme des expériences sensorielles et immersives qui viennent exacerber nos sensibilités les plus profondes. À la lisières des médiums, le chorégraphe y explore la transformation, l’évolution et la variation du mouvement en relation avec le son et la lumière. Avec son trio If You Could See Me Now, il imagine une expérience hypnotique à travers une écriture chorégraphique intense et exutoire comparable aux états physiques que traversent les personnes qui dansent en club. Dans cet entretien, Arno Schuitemaker partage les rouages de sa recherche et revient sur le processus de création de sa pièce If You Could See Me Now.

Vous développez vos propres projets depuis plus de dix ans. Comment décririez-vous votre recherche artistique ?

Au fur et à mesure des projets, ma curiosité m’a poussé à explorer la manière dont une pièce peut être conçue pour être expérimentée plutôt que pour être regardée. Au lieu de me demander «Qu’est-ce que je veux montrer au public ?», la question est devenue «Qu’est-ce que je veux faire vivre au public ?». Au départ, cette question semblait simple, mais elle a marqué le début d’un processus de recherche qui a pris beaucoup plus de temps que je n’aurais pu l’imaginer à l’époque. Une première étape cruciale a consisté à déterminer, dans cette recherche, les liens entre le corps et le mouvement. J’ai découvert que le plus important est la manière dont les danseur·euses bougent et pas seulement ce qu’ils produisent sur scène. J’ai passé beaucoup de temps à étudier et à développer un moyen d’atteindre un niveau de conscience qui rend les danseur·euses très présent·es au plateau. Cet état performatif est devenu essentiel dans la mesure où il ouvre les corps des interprètes pour que le public soit attiré vers eux. À partir de là, j’ai commencé à explorer la relation du corps et du mouvement avec le son et la musique, ainsi qu’avec la lumière. Puis peu à peu, j’ai compris qu’articuler ces différents médiums permettait de stimuler les perceptions et d’engager les spectateur·ices dans une expérience sensorielle plus intense.

Nous retrouvons également dans votre travail une obsession pour des motifs chorégraphiques qui se répètent et se transforment dans la durée.

En effet, au fur et à mesure que j’avançais dans mes recherches, une nouvelle donnée s’est ajoutée : la durée et le principe de transformation. Dans chacune de mes pièces, nous pouvons en effet retrouver, à différents degrés, un véritable intérêt pour le motif de la répétition. Mais au fur et à mesure de mes projets, mes principales préoccupations se sont orientées et développées vers une recherche sur la transformation, l’évolution et la variation du mouvement que sur sa réelle répétition. Finalement, ce qui m’intéresse dans cette transformation, c’est la perception d’un motif chorégraphique qui se répète en boucle, mais qui en réalité se développe et évolue de manière imperceptible sur la durée. En mettant l’accent sur la dualité de la répétition et du changement imperceptible, j’ai trouvé une forme de performance pour communiquer sur la vie et les choses qui nous affectent d’une manière qui fait appel à nos sensibilités les plus profondes.

Vous avez créé If You Could See Me Now en 2017. Pourriez-vous retracer la genèse et l’histoire de cette pièce ?

Le titre If You Could See Me Now (en français : Si tu pouvais me voir maintenant, ndlr) fait référence à une pensée que j’ai eu durant une relation amoureuse longue distance : j’étais chez moi à Amsterdam, je vivais des moments heureux, je me sentais très bien et très connectée à moi-même, et je me suis dit : si seulement tu pouvais me voir maintenant. C’était une belle pensée. Mais c’est aussi une pensée qui m’a fait réaliser que les choses avaient changé, que j’avais changé. Je ne l’ai pas vraiment conscientisé sur le moment, mais je pense que je l’ai ressenti sans pouvoir l’identifier. Suivant cette intuition, j’ai cherché un moyen de traduire ce sentiment dans un spectacle, de lui donner un autre sens, de l’ouvrir à d’autres imaginaires, beaucoup plus larges.

Pourriez-vous partager le processus de création de If You Could See Me Now ?

Je crois que chaque création nécessite de réajuster et préciser le cadre de travail. Mon principe est le suivant : personne ne travaille pour moi mais avec moi, et travailler ensemble signifie un échange constant entre les danseur·euses, le·la compositeur·ice, l’éclairagiste et moi-même. Il s’agit de s’appuyer sur les idées et les propositions de chacun·e et d’en parler. Pour moi, l’enjeu de chaque processus est de trouver comment mettre en relation et trouver la bonne tension entre chaque médium. Cette création ne serait jamais devenue ce qu’elle est si la musique avait été composée avant que je n’entre en studio avec les danseur·euses. Si cela avait été le cas, je n’aurais rien pu faire d’autre que de suivre la musique. C’était pour moi très important de développer la musique en même temps que l’écriture du mouvement, nous avons donc commencé la création simultanément en studio. Nous avons fait beaucoup d’improvisations et d’explorations toutes et tous ensemble, puis chaque médium s’est développé de manière organique les uns avec les autres. Il y a des moments où la musique laisse place à une évolution importante du mouvement, et d’autres où les danseur·euses laissent la musique les propulser à un niveau d’énergie encore plus élevé.

Dans If You Could See Me Now, la lumière joue beaucoup sur notre perception du mouvement. Comment avez-vous imaginé cet espace lumineux pour la danse ?

Pour cette œuvre en particulier, je me suis intéressée à la manière dont nous pouvions influencer la perception du mouvement et renforcer la dynamique de l’espace. Tout comme avec le compositeur Wim Selles, j’ai entamé la collaboration avec la créatrice lumière Vinny Jones dès le début du processus. Notre objectif principal était de trouver un moyen d’utiliser différents rythmes de lumières, en lien ou en contraste avec les rythmes de la musique et des danseur·euses. Plus nous faisions des expérimentations avec, plus les lumières commençaient à interagir et à avoir un effet sur notre perception du mouvement et de l’espace. En restant sur des dynamiques et des rythmes différents, le mouvement, la lumière et le son se soutiennent et  se confrontent dans l’écriture de chacune de mes pièces. Ce dialogue permanent entre les médiums permet de créer une tension palpable au cœur de la performance : chaque élément devient alors une valeur ajoutée pour les autres. La dynamique de l’espace renforcée par le jeu de lumière expose la relation du corps au changement – de cette manière, la performance se transforme en une recherche de sa propre persévérance et résilience.

Avec If You Could See Me Now, vous explorez la notion d’épuisement et d’endurance. Cet état de corps associé à la musique électronique tisse des liens avec l’imaginaire du club, avec la musique comme un élément exutoire. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces états physiques ?

J’associe ce type d’état physique à celui des personnes qui dansent en club. Mais je ne cherche pas ici à représenter l’expérience d’un club. Il s’agit plutôt de partager les sentiments que les gens peuvent rechercher dans un club : être connecté d’une manière différente à soi-même et aux autres, être libéré, éprouver une sensation d’intemporalité, etc. J’ai le sentiment que traverser des états physiques extrêmes permet de créer une sensibilité plus intense à l’égard de notre corps, de se rendre compte de chacun de nos mouvements, jusqu’à finir par lâcher prise. À mes yeux, un très bel état de présence se manifeste chez les danseur·euses qui s’abandonnent, un différent type d’énergie également, plus communicative je pense. Et j’ai la sensation qu’on peut sentir cette énergie déployée sur le plateau circuler chez les spectateur·ices.

If You Could See Me Now, avec Stein Fluijt, Emilia Saavedra, Ivan Ugrin. Chorégraphie Arno Schuitemaker. Dramaturgie Guy Cools. Composition musicale Wim Selles. Lumières Vinny Jones. Costumes Inge de Lange. Régie Vincent Beune. Production SHARP/ArnoSchuitemaker. Photo © Piotr Jaruga.

Le 11 avril à l’Espace 1789, dans le cadre du festival Séquence Danse Paris
Le 13 avril à L’Onde Théâtre, Vélizy-Villacoublay