Photo ©Joeri Thiry STUK Kunstencentrum

Arkadi Zaides, archiviste politique

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 15 janvier 2015

Originaire de Biélorussie, Arkadi Zaides vit en Israël depuis 1990 où il a intégré la prestigieuse Batsheva Dance Company. Ses premiers spectacles Quiet (2010) et Land-Research (2012) ont fait de lui une figure engagée de la scène contemporaine internationale. Créé au Festival d’Avignon l’été dernier, son solo Archive est aujourd’hui présenté au Théâtre National de Chaillot.

Quiet, Land-Research, Archive et l’installation vidéo Capture Practice : vos dernières pièces font échos aux notions d’appartenance, d’identité, de mémoire.

Ces sept dernières années j’ai évolué au sein de la situation socio-politique en Israël en m’interrogeant continuellement à la façon dont ces conflits résonnent dans le corps physique. La Propriété de la terre continu d’être à l’origine de ce cycle permanent de violence. Naturellement, lorsqu’on débat du concept du territoire, en particulier dans les zones de conflit, les notions d’identité, de la mémoire et « d’appartenance » sont en jeu et ont tendance à dériver en permanence : la terre est occupée et appropriée; l’identité devient un point clé dans la construction d’un futur commun ; la lutte pour différentes mémoires façonne certains récits et affiliation avec des résultats secondaires dans tous les aspects de la vie. Après deux projets dans des villages arabes initiés en 2008, je suis venu à la conclusion que la situation déséquilibrée entre les communautés juives et arabes en Israël ne peut pas passer inaperçue. J’ai donc décidé de concentrer tous mes efforts à soulever des questions au sujet de cette inégalité. Quiet, Land-Researc, Archive et Capture practice sont les résultats de cette décision.

Qu’est-ce qui vous motive dans ces lignes directives ?

La motivation derrière chaque travail est différente et correspond à ma lecture du climat socio-politique en constante évolution. Quiet réunissait sur une même scène des artistes juifs et arabes (tous citoyens israéliens), s’adressant à l’impossibilité de communication entre les deux. Land-Research rassemblait moins naïvement des performeurs des deux communautés, mais cette fois sans engagement physique entre les danseurs. Land-Research est composé d’une série de cinq solos où chaque interprète incarne les frontières de son propre corps. La scénographie comprend également des photos de différentes structures de séparation qui sont projetés entre chaque solo.

Pouvez vous nous parler de la genèse de votre dernière pièce Archive ?

L’escalade de la situation politique exigeait une évolution similaire dans ma position d’artiste, j’ai eu besoin d’avoir une position plus radicale dans mon travail. Dans Archive et Capture Capture practice je dirige mon attention pour la première fois sur les territoires occupés. Me concentrant exclusivement sur la communauté juive actuelle (colons et soldats), afin de mettre en lumière les répercussions de 50 années d’occupation dans nos corps collectifs.

Archive et Capture practice sont basés sur des images caméra qui proviennent de l’association B’tselem Camera Project. B’Tselem est une organisation israélienne fondée en 1989, reconnue pour dénoncer les abus des droits des Palestiniens par les autorités israéliennes et des individus opérant en Cisjordanie. En 2007, l’organisation a inauguré une nouvelle forme d’action : ils ont donné des caméras aux Palestiniens afin qu’ils documentent la persécution à laquelle ils sont soumis. La production de ces témoignages est devenu un acte important de la résistance.

Je me suis retrouvé face aux images de B’tselem Camera Project à travers les réseaux sociaux. J’ai vu une vidéo d’un petit garçon qui criait et qui frappait violemment contre une porte. J’étais à la fois troublé et intrigué par cette scène. L’engagement physique et vocal de ce gamin a été le désir d’explorer le contexte de l’événement : quand, où et par qui cette vidéo a été filmée. Par la suite, il s’est avéré qu’elle provenait des membres d’une famille nommée Abou Ayesha, qui font l’objet d’harcèlement quotidien par leurs voisins – des familles colons à Hebron.

B’tselem Camera Project contient plus de 4500 heures d’images et continu de se développer. J’ai eu accès aux archives vidéos de cette association et j’ai commencé un long processus de visionnage et de sélection. J’ai ensuite collaboré avec des chercheurs spécialisés dans différents domaines artistiques afin de trouver comment ces images pouvaient s’inclurent dans une performance live.

Quels ont été vos critères dans le choix des images ?

Mon attention a été tiré instinctivement vers l’aspect de mouvement dans les images. Le mouvement des photographes qui tiennent les caméras et le mouvement des sujets qui ont été capturés. Ma première sélection était aléatoire : des images de manifestations, des affrontements entre Palestiniens et l’armée Israélienne, entre les colons et l’armée israélienne, entre colons et Palestiniens, jets de pierres sur les deux côtés, etc.

Comment avez vous commencé à travailler à partir de ces matériaux ?

Dans le studio, j’ai commencé par interpréter par mimétisme les gestes projetés sur l’écran mais cette réappropriation a immédiatement soulevé des questions éthiques. Il est devenu clair dès le début que je ne pouvais pas pratiquer les gestes d’Israéliens (colons et soldats) car j’appartiens à cette communauté à laquelle je veux et je dois adresser. Les Palestiniens restent derrière la caméra mais leur mouvements, leurs voix et leurs points de vue sont très présents : ils déterminent le point de vue du spectateur. Cette décision a clarifié ma position en tant qu’artiste et citoyen face au corps collectif de sa propre communauté.

Vous avez donc décidé de concentrer votre sélection d’images.

En discutant avec Effi Weiss et Amir Borenstein (vidéos) et Katerina Bakatsaki (dramaturge) nous avons décidé de nous concentrer sur un certain type d’images. Nous sommes aujourd’hui continuellement bombardés par des images de violence, cette surcharge crée une certaine passivité dans la réaction du spectateur. C’était crucial de prendre en compte cette notion au cours de la sélection, nous avons donc choisi de concentrer notre regard sur les périphéries de l’acte violent, des situations ou des espaces marginaux qui mettent en évidence les aspects ordinaires de la vie sous l’occupation. Un autre point de vue était le bruit. Tom Tlalim (son) nous a accompagné dans le choix des vidéos, son rôle était très important car le son joue et participe au paysage local.

Comment la chorégraphie s’est-elle construite ?

La chorégraphique s’est construite de la même manière que la sélection des vidéos. Le spectacle commence par moi regardant les vidéos, je fais défiler et j’arrête les images avec une télécommande que je tiens dans la main. Je laisse progressivement les éléments de l’écran pénétrer dans mon corps, affectant mon comportement et mes postures. Ça pourrait laisser penser que c’est une performance figée alors qu’elle est constamment remise en question : j’essaye de modifier ma relation à la vidéo et d’en découvrir de nouveaux détails chaque soir de représentation. Mon corps fonctionne à la fois comme un filtre et un obstacle. Ma présence change la manière dont le film est perçu. Avec les séquences répétitives, j’insiste sur des détails qui finissent par devenir impossible à ignorer. Mon rôle est de servir de médiateur à la violence affichée sur l’écran, et de la revendiquer dans le cadre de notre société. Être l’intermédiaire « the middleman » occupe une position nécessaire dans ma pratique artistique. Je le perçois comme un acte de résistance qui émane de la société, mais en même temps, qui lui est adressée.

Comment vos pièces sont-elles reçues en Israël ?

Depuis quelques années, surtout depuis la dernière guerre, la droite et les forces anti-démocratiques se renforcent en Israël, la liberté d’expression est aujourd’hui sous pression. Nous pouvons prendre pour exemple les tentatives visant à annuler le Festival Nakba à la Cinémathèque de Tel Aviv, les violentes attaques pendant des rassemblements anti-guerre de militants de droite contre des manifestants de gauche et les tentatives récurrentes pour faire taire des personnalités publiques et des artistes qui s’expriment ouvertement contre l’occupation, y compris moi-même. Les militants de droite menacent également de fermer des associations dont B’Tselem. Exposer publiquement leurs vidéos d’archives provoque une controverse, qui à mon avis, ne fait que renforcer leur puissance. J’ai récemment participé à une table ronde qui a eu lieu à Jérusalem, où j’ai parlé de mes travaux Archive et Capture practice. Toute la soirée a été accompagnée par une manifestation assez violente. (un article sur cette soirée http://hyperallergic.com/162495/right-wing-protesters-attack-art-talk-in-jerusalem/). Certains critiques estiment que l’art politiquement engagé est présenté seulement pour ceux qui sont déjà convaincus. Je pense qu’Archive et Capture practice contestent cette hypothèse. Cette réalité parvient à extraire quelques gauchistes de leur zone de confort, les exposants aux violences qui se déroulent en leur nom.

Votre travail a-t-il voyagé en Palestine ?

Aucune de mes pièces n’a jamais été présentée en Palestine, mais quelques Palestiniens ont vu Archive en Europe. Parmi eux, se trouve Leila Shahid, déléguée générale de la Palestine auprès de l’Union Européenne, en Belgique et au Luxembourg. Elle a assisté à la première mondiale de la pièce au festival d’Avignon, et sa réaction fut de dire que l’unique façon de créer un avenir meilleur dans notre région est de poser un regard critique adressé à sa propre société. Sa réponse était importante pour moi.

Vous considérez-vous comme un artiste politique ? Pensez-vous que les chorégraphes politiquement actifs sont plus rares que les artistes plasticiens engagés ?

La danse contemporaine et la performance ont et sont toujours en train de soulever des questions sociales et politiques. Je n’ai pas l’impression qu’il y a moins de chorégraphes engagés politiquement que d’artistes d’autres domaines de l’art. Je sens bien que les chorégraphes israéliens sont plus réticents de toucher au conflit israélo-palestinien, mais s’en référer est tout aussi politique. Mes deux précédentes pièces, Quiet et Land-Research, ont tourné dans de nombreuses villes à travers le monde et ont activé de nombreux débats, mais jamais de résistance. Avec Archive et Capture practice, je me suis donné pour consigne d’agir et de défendre la légitimité de mon travail et le message qu’il incarne. Ces travaux vont au-delà de la zone sécuritaire du théâtre ou du musée et peuvent être considérés de ce point de vue comme plus « engagé ». Quiet et Land-Research réunissaient des danseurs juifs et arabes, mais dans le contexte d’une performance ça n’affectait visiblement pas les spectateurs. Je suppose que ça dépend de la façon dont nous définissons le terme « activisme » et comment nous l’appliquons dans un contexte artistique.

Photo ©  Joeri Thiry, STUK Kunstencentrum