Photo ©AlainMichard

Alain Michard, Quand la mémoire active la danse

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 2 mars 2018

Chorégraphe et artiste visuel, Alain Michard mène parallèlement plusieurs projets artistiques, en s’emparant de différents médiums : musique, film, photographie, texte… Avec son dernier projet En danseuse, il a invité une dizaine de chorégraphes à venir danser devant sa caméra. Cette collection de films sera présentée sous la forme d’un dispositif vidéo et sonore à Brest dans le cadre du festival DañsFabrik du 13 au 17 mars. En écho à cet événement, Alain Michard a accepté de répondre à nos questions.

Vous êtes chorégraphe et artiste visuel. Qu’ont en commun les différents médiums qui composent votre pratique artistique ?

Quelque soit le medium utilisé, ma base est bien la danse. C’est à dire l’expression du corps, dans ses dimensions organique, quotidienne, et avec son potentiel de fiction. Dans mes films comme dans mes pièces et dans mes performances pour l’espace public, je m’intéresse avant tout aux relations des corps avec leur environnement, que ce soit les corps des autres, l’architecture, le paysage, les objets, le contexte social… Dans les films, je cherche une présence, la réactivation d’un présent quasi documentaire, dans un surgissement aussi fort et « vrai » que celui produit par le spectacle vivant. De manière générale, ce qui m’intéresse, c’est de trouver et de montrer la force du banal, la beauté de l’anodin, en mettant en valeur les corps dans leur dépouillement, leur fragilité, leur faillibilité, leur capacité à jouer avec ce que j’appelle les « équilibres précaires ».

Comment votre projet En danseuse s’inscrit-il dans cette démarche artistique ?

À l’origine d’En danseuse, il y a une image : celle de la chorégraphe américaine Trisha Brown dansant, que j’ai vue dans un film en noir et blanc, tourné en plan fixe, sans effet, sans son, dans une lumière brute. Je me souviens de cette image que j’ai regardée comme s’il ne s’agissait pas d’une danse écrite, mais d’une improvisation saisie par miracle par une caméra présente au bon moment. J’ai regardé cette danse en me disant « il y a là toute la danse de Trisha Brown, dans son propre corps, libre de la chorégraphie, dégagée du spectaculaire ». Et comme par ailleurs j’engage régulièrement des collaborations avec d’autres chorégraphes, j’ai eu le désir d’aller chercher dans leurs propres corps l’origine de leurs danses.

Comment avez-vous pensé l’intégration du médium vidéo au sein du projet ?

Ma pratique cinématographique m’a conduit à penser le projet En Danseuse comme un objet cinématographique lui aussi, en dégageant la danse de l’emprise de la scène. La caméra, souvent ennemie de la danse, est devenue une alliée, seule capable de saisir l’essence de la danse de ces chorégraphes. Partant de là, j’ai compris que j’allais réaliser une espèce d’immense archive, qui dessinerait un vaste paysage de la danse contemporaine d’aujourd’hui. J’étais aussi conscient que le projet était un peu fou, j’avais une sensation d’exaltation à l’idée de réaliser un objet unique en son genre, qui réunirait tous ces artistes dans une même œuvre, un même espace.

Comment avez-vous justement choisi les artistes qui participent à ce projet ?

J’ai choisi les chorégraphes-interprètes en fonction de trois critères. D’abord il fallait que j’ai vu leur travail, puis que je les apprécie en tant qu’interprètes, et enfin que je sente qu’ils pourraient me faire confiance, en s’engageant avec moi dans un tel projet. J’ai d’abord fait la proposition à des artistes que je connaissais, avec qui j’avais déjà une complicité. Cela m’a permis de débuter le processus de création sans avoir toutes les réponses à toutes les questions, en pouvant prendre le temps d’expérimenter, de préciser le chemin que je prendrai et de mieux cerner les enjeux d’En danseuse.

Quelles histoires de la danse racontent ces chorégraphes-interprètes, une fois rassemblés ?

Ces chorégraphes n’ont a priori rien en commun, même s’il peut arriver qu’ils aient eu des liens artistiques. Ce qui est remarquable, c’est de voir parfois surgir dans leur danse des références communes. On se rend compte que leur socle peut être le même, alors que l’origine de leur danse peut être classique, théâtrale ou traditionnelle. De même, j’ai souhaité réunir des artistes aux origines géographiques diverses. Ainsi les chorégraphes viennent de Grèce, des USA, de Porto-Rico, du Portugal, de France, de Turquie… Ensemble, ces chorégraphes forment un paysage, plus qu’une Histoire commune. Réunis sur le plateau vertical d’En danseuse, ils forment un « ensemble », comme s’ils dansaient une même pièce, comme s’ils formaient une compagnie idéale.

Comment se sont déroulés ces temps de recherche avec chaque chorégraphe-interprète ?

Une étape fondamentale a précisément été celle-là, de comprendre et d’assumer que ces artistes étaient là à la fois en tant que chorégraphes mais aussi qu’ils étaient les interprètes d’En danseuse. Nous avons toujours commencé par un temps de pratique commune, puis s’en suivait un temps de transmission d’une danse, suivis par des interviews. Cela pour préparer les corps à la création d’une danse originale. Car mon objectif est de travailler à partir de la mémoire, et non pas de l’Histoire, de chacun.e de ces chorégraphes. J’ai compris cela en observant combien la mémoire est active dans le corps de la danse. Elle l’est au présent, même si elle s’est construite dans le passé. Une part importante du travail a été de trouver comment activer cette mémoire pour vivifier la danse, sans la confondre avec une fascination pour l’Histoire, qui peut être parfois pesante et introspective.

Et techniquement, comment le projet s’est-il construit ?

Le coeur du projet a été de créer des danses en les filmant, en les faisant naître de la rencontre de la danse avec la caméra, dans le dispositif très contraint du plateau de tournage. Pour cette étape, la collaboration avec l’artiste vidéaste Alice Gautier a été déterminante. Son regard a beaucoup contribué à définir un regard sur la danse, pour en saisir l’essence. J’ai fait dansé de nombreuses fois chaque chorégraphe devant la caméra, cherchant à épuiser leurs habitudes, à les en libérer, jusqu’à ce que chaque corps révèle une danse à la fois inédite et au plus près de sa source.

Comment le dispositif d’exposition s’est-il envisagé ?

Dès le début du projet s’est imposé l’idée de projeter les danses sur plusieurs écrans. J’envisageais qu’il y en ait cinq, dans un dispositif complexe. J’ai rapidement évolué pour arriver à un simple alignement de trois écrans. Finalement je cherchais à ce que l’objet-écran s’efface au profit des images. Peu à peu s’est précisée la part du son, conçu comme participant à créer un environnement, un bain, et à donner à entendre les voix et les propos des chorégraphes. L’idée est de proposer au public un espace dans lequel il peut tour à tour déambuler, se poser, s’approcher ou s’éloigner, regarder les danses dans leur ensemble ou se focaliser sur une seule d’entre elles.

L’exposition accueille également des performances. Comment s’intègrent-elles dans l’installation ?

A certaines heures, la fin d’une boucle est suivie par une « danse-live », interprétée par un.e des chorégraphes vu.e.s sur les écrans. L’idée est que cette danse-live soit inspirée par le visionnage de l’ensemble des onze danses d’En danseuse, pour faire l’expérience en direct d’une transmission, ou plutôt d’une imprégnation d’un chorégraphe par la danse des autres. Il s’agira aussi pour que le public et le danseur de vivre la même expérience d’un travail de la mémoire, puisqu’ils auront tout juste découvert les dix autres danses, qu’ils les auront toujours en eux, encore fraîches. Mais je ne pense pas qu’En danseuse soit à proprement parlé une « exposition », ni même une installation. Je dirai qu’il s’agit d’un dispositif, qui présente des danses singulières et une composition de ces danses. Je le conçoit comme une pièce, avec le souhait que le public y assiste comme tel, en la regardant du début à la fin.

Conception, chorégraphie, réalisation Alain Michard. Collaboration artistique-vidéo Alice Gautier. Création sonore Manuel Coursin. Lumières Ludovic Rivière. Chorégraphes co-auteurs et interprètes Katerina Andreou, DD Dorvillier, Rémy Héritier, Emmanuelle Huynh, Lenio Kaklea, Jennifer Lacey, Julie Nioche, Miguel Pereira, Laurent Pichaud, Filiz Sizanli et Loïc Touzé. Photo © Alain Michard.