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Aina Alegre « Envisager à nouveau la danse comme un espace de rassemblement »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 13 novembre 2018

Puisant dans les traditions liées à ses origines catalanes, la chorégraphe Aina Alegre élabore avec sa dernière création Le jour de la bête les moyens pour mettre en pratique la catharsis propre aux rassemblement collectifs. Les fêtes populaires de Catalogne sont envisagées comme des espaces de purge et de partage et permettent de questionner la place de l’individu et de son corps au sein de la communauté. À partir de l’étude des rouages sous-tendant ces manifestations traditionnelles, la chorégraphe entreprendre une réflexion sur la fête et réinvente par la même un nouveau rituel de célébration collective insistant sur l’importance de l’expérience de « faire communauté ».

Avec Le jour de la bête, vous semblez revenir à vos origines, en Catalogne. Pourquoi ce retour « à la source » ?

De façon plus ou moins consciente, la genèse des projets que je fabrique se trouve souvent dans mes propres expériences de vie, des souvenirs, des rencontres, etc. Je pars de quelque chose d’intime qui se dépose dans la mémoire du corps, qui s’imprime dans la peau, pour faire naître un projet qui, ensuite, va se transformer et devenir une expérience en soi… C’était le cas pour cette création. Depuis mon enfance, j’ai toujours assisté et participé aux fêtes populaires de ma ville natale qui ont lieu chaque année pendant une semaine. Après mon arrivée en France il y a onze ans, j’ai continué à participer à ces fêtes, mais avec une sensation de distance, sûrement une distance liée au fait de ne plus vivre là bas et d’être devenue légèrement étrangère à mes propres traditions. Dans ces moments là, je constatais aussi qu’en France ce genre de célébrations ne sont pas ancrées dans les sociétés de la même manière que dans la péninsule ibérique. C’est dans ce contexte que j’ai commencé à questionner et à mener une réflexion sur l’impact social que ces fêtes peuvent avoir et l’idée d’un “corps de la fête”.

Quelle est la place de la fête en Catalogne ? Quels souvenirs et quelles sensations en gardez-vous ? Comment se sont-ils infiltrés dans la création de la pièce ?

Les fêtes en Catalogne, comme en méditerranée et dans toute la péninsule ibérique, sont au centre des sociétés. Ces fêtes marquent des cycles, elles temporisent les rythmes sociaux. Ces rituels festifs sont vécus comme des catharsis collectives, ce sont aussi des moments de puissance collective, des espaces d’inclusion sociale. Pour la création du Jour de la bête, je suis partie de cette image/sensation/expérience des castells (littéralement château en catalan, ndlr). Les castells, sont des constructions collectives dans lesquelles tout un groupe de gens se réunissent pour former des tours dont le sommet est occupé par un enfant. C’est une extraordinaire manifestation collective, acte de célébration qui porte cette idée de créer ensemble quelque chose d’éphémère, qui n’appartient à personne. Il s’agit d’une pratique qui fait appel à la notion de la co-responsabilité du groupe afin de construire un monument vivant. Des notions comme faire corps à plusieurs, la construction d’architectures vivantes, le rassemblement éphémère, ou encore l’idée de construire quelque chose qui n’existe que parce qu’on est ensemble, sont des notions qui ont été présentes tout au long de la création.

Pouvez-vous revenir sur le processus de création avec les danseurs ? Comment avez-vous travaillé ensemble ? Avec des images de danses traditionnelles ? Avec des récits de votre enfance ?

Il était important pour moi de ne pas faire de cette création une sorte de répertoire de danses traditionnelles, mais au contraire de réinventer notre propre rituel de célébration à partir de notions, gestes, actions, actes, tirées de ces fêtes et autres manifestations collectives. J’ai également transmis certains pas et mouvements que je connaissais déjà comme des sauts, des frappes au sol, des rythmes, etc. Nous avons beaucoup travaillé l’improvisation musicale avec les pieds, les mains, la voix, afin de comprendre ce qui fait groupe, ainsi que la polyphonie et la polyrythmie : une façon de faire groupe, de faire commun, à plusieurs voix, à plusieurs gestes. C’est dans un deuxième temps que j’ai ensuite partagé des images d’archive, des vidéos, des enregistrements sonores, pour se confronter directement aux sources du projet et pour se familiariser avec un certain imaginaire.

Le jour de la bête brasse des questions liées au rassemblement, au flux d’énergie qui circule et traverse un collectif. Quels sont les enjeux de la « communauté » dans Le jour de la bête ?

Avec la création de la pièce, j’ai essayé de comprendre comment l’idée de communauté se fabrique et se définit dans ces fêtes. Ce qui est intéressant dans ce contexte c’est la non-fixité de l’identité commune, qui est quelque chose de mouvant, changeant et éphémère. Dans les castells, un grand groupe de personnes d’âges et de sexes différents se rassemblent en mettent leur corps au service d’un acte symbolique : la construction d’un monument vivant, un acte, disons, transgressif. Et c’est à travers cet acte que la communauté se fabrique, c’est par cette « manifestation » qu’on est en « devenir communautaire », qu’on fait geste commun. Ce qu’il y a d’utopique ici c’est que « faire communauté » devient une expérience en soi. Nous avons nous même essayé de traverser différentes pratiques qui mettent en mouvement la co-responsabilité du groupe, qui permettent de comprendre comment chacun entre et se positionne dans un mouvement collectif. Nous avons aussi largement insisté sur comment cette notion de groupe n’est pas quelque chose de figé, en imaginant le groupe comme un organisme qui se construit et déconstruit en permanence.

Aujourd’hui, de nombreux chorégraphes s’appuient sur des danses dites traditionnelles. À vos yeux, qu’est-ce qui anime cet intérêt pour le folklore ?

Les danses populaires sont des danses collectives, participatives et inclusives. Il me semble que nous avons eu un besoin de réactiver ces notions dans notre travail chorégraphique, d’envisager à nouveau la danse comme un espace de rassemblement, de partage, de devenir collectif… Pour Le jour de la bête, je ne me suis pas directement réapproprié des danses populaires, dans un intérêt uniquement esthétique. Il s’agissait plutôt d’entreprendre une réflexion sur les actes collectifs et sur les rituels de fête et ce sont ces idées qui m’ont amenée à travailler sur ces danses là. Je me suis intéressée à plusieurs données, comme la musicalité des gestes, la rencontre des corps avec le rythme, l’aspect percussif des pas, la durée des danses, la fabrication d’espaces, le rapport au sol, à la vibration, au flux énergétique… Beaucoup de danses traditionnelles font usage de répétitions de rythmes, de pas, ce qui permet de rentrer dans un mouvement hypnotique, une sorte de transe, une forme de déversement que le groupe met en place. Toutes ces qualités échafaudent la danse et permettent l’expérience du groupe.

Ces danses dites « traditionnelles », « folkloriques » convoquent également la notion de rituel. Cette idée de « rituel » traverse-t-elle Le jour de la bête ?

Complètement. La célébration collective, par l’entremise du rituel est au centre du travail. Au-delà de vouloir traverser des danses dites traditionnelles, je m’intéressais aux actes, aux énergies, aux actions, aux gestes et aux espaces-temps que nous inventons pour mettre en place un rituel de célébration. Quels espaces, quelles fictions nous construisons pour permettre de libérer les corps de forme individuelle dans un contexte collectif et de groupe ? Dans Le jour de la bête cette idée de rituel touche à une forme de catharsis collective, d’espace de purge, de partage d’énergie et d’empathie collective.

Le jour de la bête, conception Aina Alegre. Avec Aniol Busquets, Teresa Acevedo, Charlie Fouchier, Cosima Grand, Aina Alegre. Création son Romain Mercier. Création lumière Pascal Chassan. Costumes en collaboration avec Astrid Cadoz. Mise en espace en collaboration avec Pascal Chassan. Photo © Laurent Philippe.

Le 30 novembre au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines.