Photo Anne Van Aerschot

Work/Travail/Arbeid, Anne Teresa de Keersmaeker au Centre Pompidou

Par Céline Gauthier

Publié le 27 février 2016

Pour la présentation parisienne de sa pièce Work/Travail/Arbeid, la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker a choisi le cadre insolite de la Galerie Sud du Centre Pompidou, habituellement réservée aux expositions temporaires. Elle signe ici une performance chorégraphique et musicale, avec pour défi d’habiter cet espace immense, vide et froid, grâce aux seuls corps des interprètes et de leur public.

En guise de prologues, deux interprètes vêtus de blanc arpentent le plateau, tracent au sol de grands cercles à la craie puis s’éloignent. Leur succèdent deux violonistes qui entament les premières notes d’une partition plus sonore qu’harmonique, composée d’arpèges brusques et de chuintements aigus. Parfois, l’un d’eux arrache à son instruments la glaçante litanie d’une sirène, bien trop réelle, plus encore lorsqu’elle résonne contre les baies vitrées qui nous sépare de la rue et se mêle aux bruits de la circulation. Au dehors, le flot discontinu des passants semble lui aussi soutenir le rythme de la pièce et accompagne l’arrivée des deux premiers danseurs. Dans le silence imparfait de la salle, ils exécutent avec une précision millimétrée une partition de sauts furtifs et d’élans interrompus, de brefs jeux de mains et de tours planés ponctués de glissements au sol ; instants suspendus dans un équilibre instable qui rejaillit dans de grandes courses au tracé aérien.  Ils semblent se poursuivre mais ne se rejoignent jamais, parce qu’ils suivent au sol la trace oblique des volutes de craie qui ne convergeront jamais.

Les musiciens eux aussi paraissent se déplacer selon un protocole précis et parfois suivre les danseurs, s’en détacher puis les rejoindre, et la présence sur le plateau de chacun compose peu à peu un réseau dense de lieux pourvus d’une intensité chorégraphique et musicale, traversés de tensions spatiales, en perpétuelle recomposition. Sous cette partition rigoureuse affleure cependant l’empreinte d’un travail de recherche destiné à isoler les composantes gestuelles et sonores d’une performance spatiale, vouée à être regardée sous une variété infinie de points de vue. Timidement le public déambule autour des interprètes, longe les murs blancs ; certains plus intrépides s’approchent des danseurs, tandis que ces derniers par instants nous rejoignent en bordure du plateau. Inconsciemment, nous partageons avec eux une même partition spatiale, qui cependant jamais ne brise l’impalpable frontière d’un quatrième mur imaginaire, comme dernier vestige de la tradition théâtrale.

Subsiste pour nous un ténu sentiment de malaise à l’approche des danseurs ; ces derniers jouent de cette distance implicite et nous effleurent parfois de la main, plongent leur regard dans le nôtre quand ils courent près de nous. Ils donnent à voir la puissance évocatrice du geste dansé sur une masse de spectateurs, puisqu’un simple mouvement de leur part dans notre direction suffit à nous faire reculer de plusieurs mètres.

Comme son nom l’indique, Work/Travail/Arbeid n’a pas vocation à être vu comme un spectacle mais bien comme la présentation d’une recherche, d’un ensemble discontinu de propositions sonores ou gestuelles. Anne Teresa de Keersmaeker suggère de lire sa pièce comme un « feuilleté », une accumulation performative de strates, présentées selon des cycles de neuf heures, qui laissent aussi place au vide, à l’immobilité et au silence. Une volonté d’étirer le temps pour mettre en exergue la texture singulière d’un geste ou d’un son, et nous laisser juge d’imaginer à partir des composantes chorégraphiques et musicales mises en scène la possibilité d’une multitude de combinaisons.

Vu au Centre Pompidou. Concept et chorégraphie Anne Teresa De Keersmaeker. Direction musicale Georges-Elie Octors. Photos Anne Van Aerschot.