Photo viktor szito

Viktor, Pina Bausch / Tanztheater Wuppertal

Par Boris Atrux

Publié le 8 septembre 2016

De Pina Bausch se succèdent à Paris depuis plusieurs décennies le rythme régulier de ses créations et, depuis sa mort en 2009, de ses reprises. Ceux qui la suivent depuis longtemps font l’expérience de revisiter son répertoire en voyant la troupe du Tanztheater Wuppertal se rajeunir, tandis que d’autres font d’emblée sa rencontre en différé, avec en arrière-plan tous les enjeux de la préservation et de la transmission, de la manière d’hériter d’elle. Viktor, pièce créée en 1986, qui ouvre la saison du Théâtre du Châtelet à Paris (en co-présentation avec le Théâtre de la Ville), inaugure une nouvelle économie de création pour la troupe : celle des coproductions à l’étranger, début d’une plus grande itinérance qui marque pour cette première leur rencontre avec Rome et l’italianité.

La troupe, qui fait parfois l’effet d’une foule que la scène contient difficilement et qui envahit le parterre à de nombreuses reprises, se déploie sur un plateau en creux : une grande fosse poussiéreuse entourée de très hauts talus de terre, en haut desquels un homme rabote à intervalles réguliers le sommet à coups de pelletées qu’il projette au sol. Une des grandes qualités de Pina Bausch était de marier habilement les grands écarts : la trame de sa pièce, partition très précise, est composée de suite de fragments, d’un collage où la vie observée à Rome, la vie de la troupe et la vie du monde semblent se mêler et se réfracter. Ce trop-plein provient sans doute d’une manière toute spéciale de faire naître des situations à la frontière des sentiments : on y célèbre la noce de macchabées transformés en pantins, on y parle à des morts qui finissent par ressusciter.

Viktor est une suite de retournements qui mis bout à bout font tenir ensemble la pièce. Son fameux hydre à deux têtes, cette « danse-théâtre », c’est comme si Pina Bausch se refusait simplement de faire un choix. On a affaire à un vrai laboratoire de gestes, tâtonnants ou grandioses, individuels ou investis par toute la troupe, qui tends à accueillir parfois une parole virtuose, jusqu’à certains exploits d’ironie, comme lors de ces deux scènes en miroirs de maisons de vente où une femme au micro joue au commissaire-priseur pris de vitesse, pour diverses pièces de mobilier puis pour trois petits chiens de race. Mais d’autres moments obéissent au déploiement d’un texte où la danse s’est réfugiée dans les mots : c’est la magnifique présence de la conteuse, de l’histoire du petit garçon sans plus personne sur terre, qui voyage jusqu’au soleil et aux étoiles et des oiseaux migrateurs s’imaginant encore en Pangée.

Les juxtapositions, répétitions, variantes qui composent Viktor – Qui est-il ? Nous ne le saurons pas – donnent la sensation d’une palette infinie de possibles et d’un répertoire de formes, de sons, de paroles débordants mais maîtrisés. On s’y coule parfois comme dans un refrain qu’on aime à trop entendre. Il faut sans doute voir dans tout ça l’aisance de toute une troupe et sa méthode de travail, des questions posées par Pina Bausch à ses interprètes pour trouver les ressources de la pièce en chacun d’eux. Ces tentatives et ces essais, où chacun vient endosser différents rôles, ce qui donne à Viktor sa métrique précise, sa variété mais aussi son austérité. Car si parfois l’on peut faiblir dans l’attention portée au foisonnement des pistes visuelles et des propositions, c’est du fait du nombre d’apparitions de ces esquisses de gestes et de paroles mêlés que le Tanztheater Wuppertal captive ou lasse. La collection éclectique de la musique qu’on y entend donnerait le « la » de la pièce : jamais elle ne poursuit un motif restreint ou elle n’explore un thème unique.

Ce qui saute également aux yeux pendant ces trois heures, c’est la violence des rapports de sexes. Viktor mets en jeu une guerre des sexes : les femmes y sont soumises, aspergées, tripotées, malmenées, comme dans cette scène où une des interprètes, forcée d’ingurgiter une grande quantité d’eau la régurgite en filets sur des hommes torses nus, occupés à faire leur toilette. Faut-il y lire le commentaire d’une troupe allemande sur Rome où se côtoient les extrêmes ? Hommes en costumes et femmes en robe, Viktor expose la panoplie classique qui forme l’apparence au monde des genres et la place que chacun occupe dans les jeux du contrôle, de la séduction et de la violence. S’il y a de la souffrance, elle vient sans doute de là, de ces places assignées. Pourtant Pina Bausch semble toujours nous dire que peuvent émerger des écarts, où ces assignations, si belles soient elles, pourront sortir de la norme et être retournées comme un gant. Il est bien difficile de quitter Viktor avec autre chose que ces sensations mêlées et un mélange complexe d’espoir et de désespoir, d’émerveillement et de fatigue, mais Pina Bausch les porte toujours à un degré de clarté et d’intensité supérieur.

Vu au Théâtre du Châtelet, avec le Théâtre de la Ville. Mise en scène et chorégraphie Pina Bausch. Avec les danseurs de la compagnie Tanztheater Wuppertal. Photo Laszlo Szito.