Photo Philippe Grappe

Umwelt, Maguy Marin

Par Nicolas Garnier

Publié le 13 octobre 2015

Au début du XXème siècle, le biologiste allemand Jakob Von Uexküll forgea le concept d’Umwelt pour qualifier l’environnement propre à un animal, c’est-à-dire « son » monde tel qu’il le perçoit à travers ses sens mais aussi tel qu’il le parcourt en fonction de ses besoins vitaux. Si l’on suppose que Maguy Marin fait référence à cette idée phare de l’éthologie en appelant son spectacle du même nom, alors se dégage une piste d’interprétation. Dans Umwelt, la chorégraphe propose une exploration charnelle et sensorielle de l’environnement propre à l’homme occidental urbanisé. Un maelstrom minimaliste, puissant et rigoureux, qui ouvre à tout le tragique de l’existence contemporaine.

Sur scène, une installation de panneaux miroitants accueille impassiblement le public. À la croisée du décors de théâtre et de l’installation in situ, le paysage monolithique ainsi dressé reste fixe toute la représentation, tout juste est-t-il parcouru d’un violent courant d’air sonore qui fait onduler ses plaques. Les corps des performeurs, souples et raides à la fois, surgissent des entrailles du labyrinthe en rythme avant d’être inexorablement repoussés en coulisse. Les corps individuels sont comme traversés par un souffle commun. Comme si quelque chose de l’ordre de l’héritage social ou génétique, quelque chose d’un instinct d’espèce, se répandait instantanément à travers les singularités. Ce balais incessant de corps reliés entre eux constituera la totalité du spectacle ; « un panorama humain », comme l’explique l’auteur, rien de plus, rien de moins qu’une heure de performance radicale à la synchronisation millimétrée.

L’expérience intransigeante n’est pas du goût de tout le monde et nombreux sont ceux qui quittent la salle au fil de la représentation. Plus de dix ans après sa création, la pièce n’a rien perdu de son tranchant et clive toujours autant le public, lequel sort conquis ou confus. Pour parfaire l’environnement étouffant mais hypnotisant du spectacle, au sol, trois guitares électriques grattées par une bobine de fil composent l’unique accompagnement musical. Leurs accords grinçants sont modulés en live pour permettre au hasard sonore de s’adapter aux actions. C’est Denis Mariotte qui signe ce dispositif dont la radicalité s’accorde parfaitement au reste du spectacle.

L’apparent chaos qui émane de la scène ne doit cependant pas induire le spectateur en erreur, Umwelt est un véritable bijou d’horlogerie. La chorégraphie des performeurs ne s’arrête pas, comme c’est le cas dans de nombreux spectacles, au devant de la scène, non, l’action est si complexe, si tendue, que chaque mouvement doit être mesuré en coulisse aussi, où se trouvent des étagères précautionneusement rangées et des rappels pour chacun. Le rythme apparemment aléatoire des apparitions/disparitions des corps relève de la même logique d’ordonnancement. La chorégraphe s’est basée sur des structures mathématiques pour régler sa création.

Par la radicalité de sa répétition hypnotique mais aussi par sa structuration complexe, le spectacle de Marin renvoie en droite ligne à un héritage minimaliste, tant en art plastique qu’en musique. Si l’on pense forcément à la puissance répétitive de la musique de Philip Glass ou aux effets de phases et de déphasages de Steve Reich, l’état quasi-hypnagogique dans lequel nous plonge la pièce évoque également les performances de transe musicale orchestrées par La Monte Young. D’autre part, son usage de la combinatoire pour la composition rappelle le travail des sculpteurs minimaux, au premier rang desquels, Walter de Maria qui, dans ses pièces Silver (1976) et Gold Meters (1976-77), dispose notamment les métaux précieux sur huit plaques en suivant une série arithmétique. Semblant renouer avec un vocabulaire assez clairement minimaliste, Maguy Marin n’en décentre pas moins le propos par l’ajout de multiples effets plutôt expressifs, voire expressionnistes. On pense notamment aux salves de détritus qui viennent progressivement joncher la scène. Celle-ci devient un véritable dépotoir, une décharge publique dont la symbolique ne peut pas rester anodine à une époque comme la nôtre.

Ainsi, dans cette grande œuvre, Maguy Marin parvient à puiser au plus profond de l’héritage minimaliste la puissance nécessaire pour soulever de nouvelles questions. Dans un élan prodigieux elle s’adresse à l’homme dans toute sa dimension cosmique, de l’individu à l’espèce, de son environnement immédiat à l’échelle globale ; tout en ne manquant pas de rappeler doucement mais sèchement le tragique qui réside au cœur de ses actions les plus anodines.

Vu à la Maison des arts de Créteil dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Conception Maguy Marin. Avec 9 interprètes. Dispositif sonore et musique Denis Mariotte. Lumière Alexandre Béneteaud. Costumes Nelly Geyres. Son Antoine Garry. Photo de Philippe Grappe.