Photo © Sara Santos

Collection Délirer l’anatomie, Ana Rita Teodoro

Par Céline Gauthier

Publié le 13 mars 2017

La chorégraphe portugaise Ana Rita Teodoro présente dans le cadre du Festival DansFabrik à Brest le premier volet de sa création, Délirer l’anatomie. La Collection se déploie ici en deux courtes pièces, Rêve d’intestin et Orifice Paradis. Le diptyque, comme un cheminement au fil du conduit digestif, met en scène la voluptueuse vie secrète des entrailles, à la manière d’un véritable cérémonial.

Dans le plus grand silence, les deux interprètes arrivent à pas comptés et prennent place à genoux sur un demi-plateau, chacune face à un petit groupe de spectateur. Elles enfilent par-dessus leurs combinaisons noires d’épais bas de couleur chair qu’elles déroulent le long de leurs mollets, avec délicatesse. On croirait assister aux préparatifs d’un champ opératoire, alors qu’avec précaution mais assurance elles pénètrent d’une main un épais rouleau de papier kraft, y enfoncent leurs bras jusqu’au coude. Sur le plateau sont disposés deux micros qui amplifient les craquements du papier bruyamment trituré, ou plus doucement manipulé et froissé : ces bruissements d’ordinaire presque inaudibles composent l’unique matière sonore de la pièce. La fine membrane brune du kraft prend place entre leurs cuisses et guidée d’une main elle se déploie puis se rétracte, excroissance presque phallique d’un fragile intestin de papier.

Le rouleau disloqué prend forme à la manière d’une composition statuaire, et les sacs tordus sont érigés un à un sur le petit plateau : retournés comme une peau et malaxés entre leurs mains leur surface semble striée, parcourue de sinueux replis. Absorbées par leur tâche les danseuses fredonnent une douce litanie dont l’écho se perd dans le crissement des sacs brassés contre leur ventre, au rythme de l’absorption lente d’une matière qui sans cesse s’échappe : les sachets glissent et chutent autour d’elles, malgré leurs bras qui balayent sans relâche le plateau pour les saisir. La pièce s’achève sur une scène d’une délicieuse ironie : alors que l’on croit un instant qu’elles aussi ont cédé à la désormais coutumière nudité, elles ne soulèvent leur pantalon que pour mimer avec malice une salutaire défécation.

Les techniciens sans manières font irruption sur scène, démontent et manipulent les lattes de l’estrade ; armés d’un tournevis ils mettent à nu le plateau puis déplient deux fausses peaux de bêtes, épaisses et duveteuses.

Orifice Paradis, le second volet de la Collection, se réduit lui aussi à quelques gestes, suscitant autant d’images singulières et saisissantes. Ici la bouche se donne à voir comme un seuil, à la fois orifice obscur et organique mais aussi surface, innervée et sensible. De sa fonction nutritive n’en demeure que les gestes, ceux d’une langue qui roule sous les lèvres, gonfle la peau tout autour de la bouche et les babines retroussées découvrent leurs gencives sanguines. En guidant notre regard avec précision vers cette unique cavité le corps tout entier devient méconnaissable. La bouche est pourtant enflée, affublée encore d’un dentier : il contraint et entrave le puissant mouvement des mâchoires qui malaxent et broient le vide. Les canines saillantes scintillent sur le plateau baigné d’une intense lumière bleutée et les deux interprètes semblent incarner deux monstres abyssaux, inconnus et difformes. Leurs bras se tordent dans de prodigieuses torsions et les articulations de leurs poignets se délient avec souplesse, mimant une bouche carnassière. La vue se brouille dans ces jeux d’échos qui semblent faire vibrer un corps viscéral et subjuguant d’où s’élève là encore un chant murmuré a cappella entre les deux rangées de fausses dents.

Ana Rita Teodoro et sa complice Katerina Andreou livrent ici les deux premiers fragments d’une Collection prometteuse, minimale mais exigeante pour percevoir les infimes mouvements d’une anatomie délirante qui confine au sublime.

Vu au Quartz à Brest, dans le cadre du festival DansFabrik. Conception et chorégraphie Ana Rita Teodoro. Interprétation Ana Rita Teodoro et Katerina Andreou. Design lumière José Alvaro Correia. Costumes Isabel Tomàs. Photo © Sara Santos.