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Symphonia harmoniae caelestium revelationum (version 11/69), Marie-Pierre Brébant & François Chaignaud

Par Leslie Cassagne

Publié le 10 avril 2018

Au Centre National de la Danse à Pantin, l’ossature massive en béton brut du foyer des danseurs est devenue un écrin délicat pour les chants de la compositrice médiévale — mais aussi religieuse mystique et guérisseuse — Hildegarde de Bingen. Les vibrations de la voix de François Chaignaud et de la bandura de Marie-Pierre Brébant ont fait de cet espace étroit, sans ornement, une étonnante chapelle. Pendant un peu plus d’une demi-heure, le public assis sur des coussins posés au sol, tout près des artistes, a pu vivre une traversée de onze chants d’Hildegarde, entre performance délirante et expérience mystique.

François Chaignaud et Marie-Pierre Brébant entrent dans l’espace-autel comme deux icônes religieuses futuristes. Ce sont des créatures jumelles dont la longue chevelure blonde s’enroule en un chignon pyramidal s’élevant vers les hauteurs. Les longs ongles manucurés et les faux-cils à paillettes évoquent un univers drag queen, et leur costume — bermudas et maillots gris moulants, — créé par la maison lettonienne Maureunrol’s, semble plus adapté à une séance de fitness qu’à une cérémonie de connexion avec les révélation célestes. Le contraste opère également entre la musicienne métallique et son instrument, la bandura ukrainienne en bois sombre, dont la forme et les sonorités nous amènent vers l’orient. Ce drôle de métissage est dans la droite ligne des expérimentations musicales et chorégraphiques de François Chaignaud, qui déjà dans DFS (2016), en collaboration avec Cecila Bengolea, explorait le croisement des musiques polyphoniques géorgiennes et médiévales et les mouvements du Dancehall jamaïcain.

L’allure de ces êtres hybrides, la superposition de silhouettes de science-fiction à des harmonies médiévales peut donc prêter à sourire. Et pourtant, l’alchimie opère. Hildegarde considérait la musique comme un soin de l’âme, le chant comme une connexion entre le corps et le divin. Les performers nous proposent ici d’assister à leur rencontre charnelle avec les visions d’Hildegarde et de nous laisser toucher par leur aura. Marie-Pierre Brébant, assise sur un petit banc, enlace les courbes de sa bandura, qu’elle accueille entre ses jambes et contre sa poitrine. François Chaignaud, les yeux fermés, laisse voyager sa voix à travers ses différents résonateurs, circule entre les aigus et les basses, qui dialoguent avec le bourdon qui l’accompagne. Le danseur fait l’expérience d’un flux, d’une ligne mélodique modulée par la voix et par le corps dans un temps dilaté, dans une danse minimaliste. Il reste longtemps assis, une main accompagnant les inflexions de sa voix, se lève très lentement, transfère son poids sur une jambe, pivote, se rassied dans une autre posture, en équilibre fragile. Surtout pas de partition déchiffrée sur scène : il s’agit de faire corps avec la musique, de se plonger dans sa matière. Les morceaux ont donc été appris par coeur, et l’accord entre la voix et la bandura, dans des harmonies étranges, non tempérées, ne peut se faire qu’à la condition d’une remarquable écoute, au présent.

A travers cette expérience, vécue pleinement si l’on accepte la traversée mystique, se dessinent les lignes d’un manifeste multiple. D’une part, les deux artistes revendiquent la libération d’un répertoire muséifié. Alors que les compositions d’Hildegarde de Bingen sont surtout connues d’un cercle de musicologues spécialistes, ils s’en emparent en amateurs et n’hésitent pas à les adapter librement. Marie-Pierre Brébant, musicienne formée au baroque, n’est pas familière des formes médiévales, et François Chaignaud poursuit la pratique autodidacte et intuitive du chant qu’il mène depuis quelques années. Ils se lancent donc tous deux dans une démarche de découverte et d’apprentissage, dans l’idée de réanimer cette musique, de lui donner littéralement leur souffle, dans un rapport de fragilité plutôt que d’érudition. Ce faisant, ils permettent à la figure d’Hildegarde de Bingen, passée sous silence par une histoire masculine hégémonique, de resurgir. Femme d’Eglise en connexion avec les sphères célestes tout autant qu’avec la sagesse des plantes, créant des symphonies pour que ses soeurs puissent chanter dans son couvent, à une époque où le chant grégorien était uniquement masculin, ayant vécu une histoire d’amour (platonique ?) avec une femme, elle aurait certainement constitué l’ennemie principale des chasseurs de sorcières quelques siècles plus tard…

Onze des soixante-neuf chants de la Symphonia Harmoniae ont été présentés au CND, mais le bouche-à-bouche avec Hildegarde se poursuit. Marie-Pierre Brébant et François Chaignaud se sont proposés d’explorer l’ensemble de ses compositions pour mai 2019 : nous brûlons de nous plonger dans cette nouvelle expérience !

Vu au Centre National de la Danse à Pantin. Conception et interprétation François Chaignaud et Marie-Pierre Brébant. Costumes Maureunrol’s. Photo © Bruno Simao.