Photo Sidi Larbi Cherkaoui © Hugo Glendinning p copy

Sutra, Sidi Larbi Cherkaoui

Par Quentin Thirionet

Publié le 2 avril 2015

« Ne pense rien. Ressens. C’est comme un doigt pointé en direction de la Lune. Ne concentre pas ton attention sur le doigt sinon tu passeras à coté de cette beauté céleste. » Avec ses phrases percutantes et son kung-fu méditatif, Bruce Lee aura su faire rayonner la philosophie martiale asiatique en occident et inspirer plus d’une génération. Sidi Larbi Cherkaoui n’a pas échappé à son charisme et son apprentissage, marqué avant tout par ce corps où il pressentait le danseur plutôt que le combattant. Porté par ce regard d’esthète sur l’art martial chinois, l’humanisme revendiqué de ses précédentes créations et le constat d’une proximité réconfortante entre l’enseignement bouddhiste et sa propre philosophie de vie, le chorégraphe nous livre Sutra, spectacle magistralement puissant né de sa rencontre avec les moines Shaolin du temple de Henan.

A l’origine, ce ne devait être qu’un voyage. Mais le constat flagrant et l’évidence d’une telle proposition artistique a dû déterminer cette création qui s’est ainsi construite au fur et à mesure des échanges entre le temple et Sidi Larbi Cherkaoui, pour finalement voir le jour en 2008. Dix-neuf moines Shaolin sont alors engagés dans cette grande aventure pour partager le plateau avec le chorégraphe et un jeune disciple de moins de dix ans. La scénographie pensée par Antony Gormley, aussi épurée qu’ingénieuse, est composée de vingt-et-une boîtes en bois de taille humaine dont les multiples possibilités de configuration confortent ce sens du visuel génialement aiguisé propre au chorégraphe.

Guidée et pressentie par une sorte de jeu de Kapla en avant-scène faisant office de castelet constitué des mêmes caisses de bois au format miniature, l’évolution géométrique du dispositif est animée de manière spectaculaire par l’ensemble des acteurs. Les tableaux se succèdent ainsi, rythmés par ces transitions, pour révéler des univers distincts plus ou moins suggestifs toujours emprunts d’une force à la fois poétique et sacrée. Les chorégraphies de Tao-Lu (littéralement « mouvements enchainés ») s’exécutent, en solo ou en groupe, dans une fluidité et une précision parfaite alors qu’en marge du chœur, un occidental en la personne d’Ali Thabet (doublure de Sidi larbi Cherkaoui) – dont la présence subsidiaire peut parfois paraître dérangeante au sein d’une telle beauté mystique et ancestrale – fait tantôt figure de maitre d’œuvre, tantôt de témoin-observateur.

Le spectacle devient alors en quelque sorte la contemplation imagée de Sidi Larbi Cherkaoui pour cet ordre monastique. Sa représentation, dans une position quasi-intrusive, est uniquement accompagnée par l’enfant, petit animal craintif digne de prodigieuses acrobaties qui servira de lien entre les moines et le danseur. La communication entre ces deux entités, ancrées dans des civilisations bien distinctes, s’opère par le corps et son mouvement ; à l’image de cette scène où la figure du chorégraphe – assis dos au public en avant-scène – et le chœur de moine – en tailleur sur les boites de bois bien ordonnées face à lui – usent ensemble d’une langue des signes mystérieuse. Mais si tout est fait pour les distinguer, costumes, mise en espace, boite de bois argentée propre au danseur, le groupe de moine intègre parfois le prosélyte qui effectuera les chorégraphies kung-fu de concert.

On retient alors cette puissance sans nom en prise avec ce qu’il y a de plus primitif en nous, tendu vers une fascination de l’exotique, peut-être, de l’ordre du naturel et des possibilités du corps humain, résolument. Ces corps qui, réunis, n’en forment plus qu’un, une masse de puissance animale et spirituelle. Du reste, si la place de Sidi Larbi Cherkaoui dans cette mise en scène perturbe la sensibilité du spectateur, il suffira de réentendre la leçon de Bruce Lee dans Opération Dragon pour en apprécier toute la beauté.

Vu à la Maison de la Danse de Lyon. Mise en scène, direction, chorégraphie Sidi Larbi Cherkaoui. Création visuelle et décor Antony Gormley. Musique Szymon Brzóska. Photographique : Hugo Glendinning.