Photo Jorge León

Supernatural, Simone Aughterlony, Antonija Livingstone & Hahn Rowe

Par Guillaume Rouleau

Publié le 3 août 2016

Les 29 et 31juillet 2016, lors de ImPulsTanz – Vienna International Dance Festival, les inclassables Simone Aughterlony et Antonija Livingston, aperçues aux côtés de Meg Stuart/Damaged Goods, rejouaient avec le musicien expérimental Hahn Rowe, lui aussi collaborateur de longue date de Meg Stuart, leur pièce de 2015 : Supernatural. Un supernaturel au-delà d’une distinction entre nature et culture, d’une normativité départageant ce qui serait de l’ordre du naturel et ce qui serait de l’ordre du culturel. Un supernaturel qui se fonde sur la génération d’interactions face une audience par la musique analogique, électronique, un jeu entre les sonorités et les improvisations du couple Aughterlony/Livingstone. Un supernaturel fondé sur l’excitation : une excitation queer à la scénographie finement codifiée.

Une codification queer tranchante, comme les lames de ces haches réparties dans la pièce. Des lames qui ont servi à faire ces piles  de bois dans les coins sur un sol rose bonbon. Simone Aughterlony et Antonija Livingstone les accroissent quand le public entre dans la salle du Kasino am Schwarzenbergplatz. Deux femmes qui manient la hache, exprimant moins un intérêt pour la tâche que ce qui va suivre. La découpe se fait sur deux troncs séparés. Toutes les deux portent des bottines, une tenue casual bucheronne sur leurs tailles fines. La coupe de cheveux rasée de Simone Aughterlony, une veste de cuir foncée barbour à proximité, contraste avec la chevelure rousse bouclée d’Anoija Livingstone. Celle noire mi-longue d’Hanh Rowe, en pantalon rose et t-shirt blanc, s’agite sur la gauche de la scène  dans une installation faite de pédales d’effets, d’un micro, d’un ordinateur, d’un violon, d’une guitare électrique, d’un harmonica et une quantité d’objets enregistrés et modulés durant la performance, à l’instar de ces chutes de bois qu’il heurte, ajoutant réverbération et saturation. Un jeu supernaturel avec les sons dans ce qu’ils peuvent avoir de « naturel augmenté » rejoué sur ordinateur. Des sons dont on pourrait même penser qu’ils sont surnaturels lorsque les effets s’accumulent. Hanh Rowe les superpose graduellement, attentif aux sonorités émises et aux gestuelles de Simone Aughterlony et Antonija Livingstone, qui viennent vers lui de temps à autre, l’intégrant à leur danse nuptiale techno-écologique.

Une danse nuptiale qui se débute par une lassitude. Celle de fendre le bois, de devoir transpirer en vain. Tout ce bois n’est qu’accessoire, une manière de s’occuper en attendant la proie sexuelle. Il y a, en effet, un rapport de prédation entre les deux performeuses, sans suspens, mais qui s’instaure très délicatement. Une pose de repos sur l’un des tas de bois. Un vêtement enlevé pour se rafraichir. L’indifférence affichée de l’une envers l’autre va se muer en ardeur. Une ardeur qui passe par un rapprochement lascif, de la pudeur à la séduction, de l’érotisme à la pornographie. Des états qui ont une charge sexuelle explicite sortant des conventions : celle de l’intimité de l’acte, celle des pratiques, celle du partenaire, celle de l’expérience même. Une expérience qui pourrait être qualifiée de « wilderness », relative au sauvage de la nature. Un sauvage que le display, les regards du public et la préparation de la chorégraphie, loin de l’empêcher, favorisent. Simone Aughterlony et Antonija Livingstone communiquent par leurs ébats quelque chose de para normatif, quelque chose qui participe de la nature dans son acceptation la plus large, celle d’une nature qui absorbe la culture, comme ce cordage qui les noue dans une grande branche. Un super naturel qui brouillerait les repères sociaux et les lois attribuées à la nature. Un événement extraordinaire, queer, c’est-à-dire, d’une étrangeté chargée de tensions, qui provoque.

Les codes du queer sont dans les expérimentations sur scène d’Hahn Rowe, qui instaure et illustre ces tensions entre Simone Aughterlony et Antonija Livingstone, quitte à utiliser un archer sur un panneau de signalisation, et dans ce que les deux performeuses arrivent à déployer durant 65 minutes, la hache entre les jambes, les jambes, les corps, hachurés par les buches. Supernatural se fonde sur la capacité des trois interprètes à manier des codes musicaux, scéniques et chorégraphiques précis pour explorer les interstices, les frontières du plaisir. Un plaisir cru, jouissif, libertaire, libertin, fantasmagorique que tous les trois parviennent à ritualiser en conservant l’étrangeté du rituel, ce qu’il peut avoir de supernaturel.

Vu dans le cadre de ImPulsTanz. Concept Simone Aughterlony. Avec Simone Aughterlony, Antonija Livingstone et Hahn Rowe. Photo Jorge León.