Photo Frederic Lovino

Suite n°3 « Europe », Encyclopédie de la Parole

Par François Maurisse

Publié le 28 novembre 2017

Après Parlement (2009), un solo pour Emmanuelle Lafon, qui s’attachait à éprouver la diversité des discours et des régimes de parole, l’auteur et metteur en scène Joris Lacoste a continué son projet de constitution d’une Encyclopédie de la Parole, cherchant, collectant, raisonnant et étudiant des extraits sonores de tous horizons. À partir de 2013, il commence le cycle des Suites chorales, avec Suite n°1 « ABC », puis Suite n°2 en 2015, proposant des mises en scène des extraits collectés, les travaillant par la représentation, pour en questionner les capacités performatives.. Comment vider le langage ? Comment le rendre efficace ? Quel est son champ d’action concrète ? Cette année, le troisième opus du cycle, intitulé Suite n°3 « Europe » fait appel à la composition musicale pour proposer une lecture inédite de la multitude discursive de notre environnement sonore et médiatique.

Avec le compositeur et musicien Pierre-Yves Macé, Joris Lacoste et l’Encyclopédie de la parole ont pris le parti de composer une sorte de concerto, une pièce musicale contemporaine à partir du corpus documentaire collecté dans les médias, à la télévision, sur internet. On assiste alors sur le plateau, encadré de lourds pendrillons blancs rétrécissant l’espace et créant un écrin acoustique feutré, au déploiement mélodique d’une parole vernaculaire. Discours de propagande, langue administrative, témoignages intimes, homélies religieuses ou parole officielle se côtoient alors, harmonisées à travers le piano préparé de Denis Chouillet et les voix de Bianca Iannuzzi et Laurent Deleuil.

La transcription dans la représentation de cette parole plurielle s’échine à rendre compte d’une globalisation des discours et de leur accès, rendus quasi-universels par internet. N’importe où et n’importe quand, n’importe qui peut se confronter aussi bien à la liste de courses d’une ménagère espagnole qu’aux prises de positions d’un pope russe orthodoxe ou encore aux décisions parlementaires de l’Union Européenne. Traduites de façon solfégiques, c’est à dire tonalisées, rythmées, les nombreuses langues utilisées (les 24 langues officielles de l’Union Européenne), par leur diversité, renforcent la distance et brouillent d’autant plus le lien entre émetteurs et destinataires du message.

Si la musique représente ici un moyen de rendre écoutables ces paroles parfois abjectes, Suite n°3 « Europe » tente une esthétisation de la violence et de l’ignoble. Rendues théâtrales et/ou performatives par leur incarnation dans ces marionnettes virtuoses que sont les deux chanteurs et le pianiste, leur acuité à choquer, dégouter ou révolter n’en est pas moins efficace. Effort de conjuration, la traduction spectaculaire du tissage discursif du réel entreprend la mise au jour de ses ficelles, comme de ses aspérités.

Somme toute, la dureté des discours, l’efficacité du collage et la friction entre les différents documents laissent un arrière goût amer, nous plaçant dans la position d’un spectateur a priori neutralisé. Qu’elle nous inspire des sursauts de dégouts, une fascination bizarre ou un rire jaune, cette Suite n°3 combine en tout cas les stimuli et permet de rendre compte des tremblements idéologiques plus ou moins discrets de nos institutions politiques, sociales et religieuses, dressant un tableau nettement pessimiste quant à leur futur et, avec lui, du notre.

Vu à l’Espace Pierre Cardin, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Conception Encyclopédie de la parole. Composition et mise en scène Joris Lacoste. Composition et création musicale Pierre-Yves Macé. Interprétation, Bianca Iannuzzi, Laurent Deleuil et Denis Chouillet. Photo © Frederic Lovino.