Photo Julien Benhamou

Seghal, Peck, Forsythe, Pite / Opéra de Paris

Par Céline Gauthier

Publié le 4 octobre 2016

Pour l’ouverture de sa nouvelle saison de ballets, l’Opéra a convié la fine fleur des chorégraphes les plus en vue, invités à créer ou reprendre leurs plus audacieux chefs d’œuvre. Nous sommes accueillis dès l’entrée par les tableaux de Tino Seghal, Quatre Œuvres disséminées dans les espaces publics du Palais Garnier. Les interprètes chantent et dansent joyeusement en tenue d’ouvreurs, d’autres plus en retrait nous accueillent d’un chant aérien, animé par quelques gestes lents des poignets. Une présentation éclectique comme reflet de la soirée qui va suivre.

Justin Peck ouvre le bal avec In Creases, délicate variation pour huit danseurs sublimée par la douce musique de Philip Glas, ici jouée sur scène grâce à deux pianos comme entremêlés, seul décor pour la scène nue. Les danseurs se dispersent dans une ronde infinie et laissent tournoyer les volutes de leurs tuniques qui déclinent le camaïeu du gris : une chorégraphie où les gestes semblent faire échos aux plis d’un tissu comme l’évoque son titre. Les bras s’entrelacent avec finesse, les arabesques se déploient comme infinies, développées dans des portés audacieux qui les mènent jusqu’au sol. Ils jouent quelquefois de la proximité des pianos pour esquisser de la pointe des pieds les mouvements de doigts des musiciennes lorsqu’elles égrènent les notes. Tous les danseurs suspendent alors leur geste avant son terme, échangent un regard puis l’achèvent d’un même élan. In Creases laisse le souvenir d’un ballet intrépide et enjoué, une danse soyeuse où chaque geste est travaillé jusqu’à dévoiler son énergie la plus pure.

Forsythe entre à son tour dans la danse avec Blacke Works I, sur les musiques enivrantes de James Blake. La pièce crée en juillet dernier a désormais atteint sa maturité et la version ici proposée confine à la perfection. Les lignes s’entrecroisent sur un rythme enivrant et les danseurs exécutent une partition commune en un vertigineux canon qui démultiplie les corps. Ils ponctuent leurs gestes d’un balancement des hanches, furtivement tordent leurs genoux en dedans et entremêlent leurs bras pour donner chair aux pulsations de la musique. Chaque pas est rehaussé de multiples jeux de mains et d’adresse ciselés, de ports de têtes, fausse pantomime très contemporaine évoquée avec humour. Forsythe a l’élégance de mettre en avant des danseurs que l’on ne voit que trop rarement, donne leur chance à tous les solistes mais surtout magnifie les ensembles masculins, ici dans une sublime succession de tableaux en gris bleuté où les solistes dévoilent leur musculature puissante et traversent le plateau d’un bond.

Ce fut une révélation pour le public de Garnier de découvrir The Seasons’ Canon, la pièce de la chorégraphe canadienne Crystal Pite encore méconnue en France mais pourtant habitée par le génie. Inspirée par les phénomènes naturels, elle baigne les danseurs dans une douce atmosphère lumineuse pour dévoiler une imposante succession de tableaux en perpétuelle métamorphose, où la troupe comme un seul corps semble ondoyer à l’infini. Sur les arpèges voluptueux des Saisons de Vivaldi actualisée par Max Richter, la danse magnifie la puissance de leurs dos ployés comme une seule vague qui les traverse, d’où les têtes émergent une à une, épines dorsales d’un squelette monumental. Chaque danseur au cœur d’un mouvement d’ensemble trouve les ressources de ses propres gestes dans les douces oscillations qui le parcourent, et le plateau semble bourdonner d’un essaim affairé.

Une danse chtonienne, véritable ode à la simplicité originelle des corps ici exposés dans un costume qui sublime leur expressivité : leurs pantalons flottants semblent frôler le sol et leurs tuniques translucides dévoilent les torses pour rendre visible les muscles saillants des danseuses, rehaussés d’un trait de pigments verts sur la gorge et le thorax. L’étoile Marie-Agnès Gillot incarne avec brio un rôle de soliste pourtant ardu au sein d’un tel ensemble, le torse cambré comme offert à la lumière crépusculaire qui nimbe le plateau, tandis que les danseurs autour d’elle se blottissent dans les interstices des corps entremêlés. La tension qui les anime est palpable, au cœur de cette forêt grouillante de corps qui semblent se démultiplier, s’accumuler jusqu’au vertige tandis que tombe doucement la pluie numérique. Crystal Pite dévoile ici la puissance d’un corps de ballet dans sa plus belle expression, où les danseurs semblent tous façonnés d’une même chair, traversés d’une énergie proche de l’osmose.

C’était alors un pari risqué que de passer après le triomphe de Pite qui suscite dans la foule une ovation unanime. Seghal s’en tire sans éclat ni difficulté en choisissant de faire de sa danse une performance in situ, portée par la musique exaltante de Ari Benjamin Meyers. Il orchestre une scénographie sans danseurs où se conjuguent les jeux de lumière dans la salle et sur la scène, tandis que les rideaux des coulisses sur la même cadence s’élèvent et s’abaissent, dévoilant les cintres et la profondeur du plateau. Des danseurs surgissent de la scène déserte qu’ils quittent bien vite en se glissant souplement dans la fosse d’orchestre. Ils se mêlent au public, rejoints par le corps de ballet pour envahir le parterre et les loges, juchés en haut des escaliers, surgissant de tous les étages. Happés par la musique ils se délient en de souples contorsions, cambrent leurs torses contre la balustrade des balcons, dans une danse lascive agitée de spasmes. Ils chuchotent aux spectateurs de les suivre alors que la partition s’achève : d’une seule voix ils tiennent la note et nous convient dans le grand escalier de marbre de l’Opéra où s’offre à nous une parade spectaculaire.

Seghal/Peck/Forsythe/Pite, quatre grands noms pour une soirée vertigineuse et exigeante magnifiée par les danseurs de l’Opéra qui se fondent avec brio dans le style de chaque chorégraphe, dans une émulation qui assurément profite à la justesse et la force de leurs gestes.

Programme Seghal/Peck/Forsythe/Pite, vu au Palais Garnier. Photo The Seasons’ Canon © Julien Benhamou.