Photo © Anne Van Aerschot

Rosas danst Rosas, Anne Teresa De Keersmaeker

Par Céline Gauthier

Publié le 13 novembre 2017

Véritable monument de la danse flamande, créée à Bruxelles en 1983, Rosas Danst Rosas fut considéré comme l’acte fondateur de l’imaginaire gestuel de la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker. La pièce, composée pour quatre danseuses qui répètent sans relâche pendant près de deux heures des séquences de gestes élémentaires, atteste de l’influence minimaliste sur sa composition et ses harmonies rythmiques, ici soulignées par la musique sérielle de Thierry De Mey.

Dans le faible éclat d’une lumière en contre-plongée un panneau de lames argentées miroite d’un reflet métallique. De part et d’autre du plateau aux cintres apparents, seulement habité d’un amas de chaises retournées, deux rangées de rideaux noirs, des miroirs apposés au ras du sol : une mise en scène sobre et dépouillée pour la danse délicate de Rosas Danst Rosas.

La danse est régie par une composition rigoureuse de lignes et de figures géométriques qui permet au quatuor de développer des jeux d’unissons et de contrepoint d’une absolue clarté, au fil d’une chorégraphie ciselée en quatre parties, comme autant de manières d’occuper l’espace scénique et d’éprouver différents registres de gestes. À un long prologue au sol, en fond de plateau, succèdent trois tableaux : l’un est orchestré par des alignements de chaises, les suivants dessinent sur la scène des lignes orthogonales, méthodiquement tracées par les pas des danseuses et rehaussées par les boucles rythmiques d’une partition musicale aussi entrecoupée d’un silence épais, sous lequel pourtant affleure une musicalité toujours latente.

La partition dansée, abstraite en apparence, est pourtant constituée d’une succession de petits gestes, de brèves postures directement puisées dans nos gestes les plus quotidiens : un port de tête, une main qui effleure le menton, mais ici tant répétées qu’elles abolissent leurs fonction usuelle pour n’appeler qu’à la seule contemplation de l’étrange qualité des gestes que les danseuses déploient, où l’harmonie rythmique se mâtine de fugaces contretemps. Leurs gestes, initiés par de petites touches très électriques – un brusque hochement de tête, une oscillation fluide du dos – semblent ne jamais complètement s’arrêter mais demeurent toujours un instant suspendus : elles roulent au sol et se redressent d’un élan brusque, pourtant sans saccades, comme elles-mêmes happées par le long souffle qu’elles expirent à cet instant ; elles marquent d’une suspension l’équilibre qu’elles atteignent puis plongent de nouveau.

Ici affleure un travail singulier de l’amorce du geste et de sa chute pour que dans l’intervalle le mouvement s’étire, dans un continuum linéaire ou un doux balancier qui parfois se dérobe dans un bref tournoiement. Les séquences se succèdent, hypnotiques car les gestes apparaissent légers, aériens, précisément à l’instant où ils semblent appeler un appui.

D’une simple ligne tracée au sol par un faisceau lumineux les danseuses virevoltent d’un demi-tour initié par le fléchissement du genou et l’engagement de la hanche sous le bassin ; la pointe du pied devient le pivot d’une rotation où l’axe gravitaire défie sans relâche la force centrifuge. Cependant la rigueur de leurs gestes et la précision de leur orientation spatiale sont adoucies par les tuniques fluides dont elles sont vêtues, qui lissent le relief des corps, tandis que les plis du tissu soulignent la puissance des torsions qui les traversent.

Rosas Danst Rosas est orchestrée à la manière d’une imposante mécanique, fine et implacable. L’esthétisme des lignes et la pureté figurale des danseuses se conjugue dans l’harmonie visuelle autant que musicale d’une danse lisse et sans accrocs. Le regard s’y fond avec torpeur, parfois contemplatif, happé par une écriture scénique resserrée autour de quelques gestes.

Vu au Théâtre de l’Agora, scène nationale d’Évry et de l’Essonne. Chorégraphie Anne Teresa De Keersmaeker. Avec Laura Bachman, Léa Dubois, Anika Edström Kawaji, So Ratsifandrihana. Photo © Anne Van Aerschot.