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Autour de Robert Ashley / Soirées nomades

Par Boris Atrux

Publié le 11 octobre 2016

Pour la rentrée des Soirées nomades, la Fondation Cartier pour l’art contemporain organisait une soirée dédiée à l’oeuvre du compositeur Robert Ashley. Peu connu en France, l’occasion était/est donnée cette année au Festival d’Automne de voir et d’entendre Robert Ashley, son opéra  Quicksand et Perfect Lifes par les musiciens du groupe Matmos le 15 octobre prochain au Centre Pompidou. Le parti pris de Maxime Guitton, programmateur régulier de musique contemporain (Eliane Radigue, …) en collaboration avec Mimi Johnson, a été d’organiser une « traversée en dix pièces d’une oeuvre gigantesque et complexe, (…) éprouver les durées, ne rien éditer », soit dix morceaux, composés de 1963 à 2007, d’une durée d’1 min 34 à 24 min 15, pour deux heures de musique. Et on le comprends, il faut un programme purement hétérogène qui puisse respecter l’intégrité de chaque pièce sonore pour rendre (encore) hommage à l’art de composer si riche de Robert Ashley (1930 – 2014), pape et parrain de « l’opéra » contemporain américain, terme dont il a toujours renié l’étiquette, à son sens beaucoup trop étriquée pour lui.

De sa longue biographie on retiendra qu’il a composé de très nombreux opéras pour la salle et la télévision et qu’il a collaboré avec des grands chorégraphes américains tels que Douglas Dunn, Merce Cunningham, Trisha Brown et Steve Paxton. Si on entends souvent les mêmes interprètes dans ses opéras (telle Joan La Barbara), c’est ici sa propre voix qui a été privilégiée, une voix de velours au timbre hypnotique, parlée, chantonnée, murmurée, modulée selon des variantes d’une incroyable finesse. Et ce qu’on n’y entends n’a rien de commun avec la pensée commune du grand opéra non plus, on est bien plus près de vies réellement vécues, ordinaires. Peu aisée à déchiffrer lors d’une première écoute, sa voix récite ainsi à toute allure des histoires qui magnifient les petits faits de l’existence et leur confère une harmonie.

Séparant ces deux heures en deux parties égales, le programme était également dédié, dans l’espace habituel des Soirées nomades, à Maneuvers for Small Hands, oeuvre de 1961 interprétée par Reinier van Houdt. C’est une pièce toujours aussi radicale aujourd’hui, dont l’interprétation est organisée par 93 cartes orchestrant 110 manoeuvres pour le pianiste, rassemblée en dix séries thématiques découlant des dix premiers exercices. Ces cartes, de très grands formats et composées dans un graphisme élégant, sont projetées sur la scène, afin que le public puisse (tenter de) suivre la partition simultanément. Un exercice d’interprétation unique à chaque réitération de l’oeuvre, qui malgré ses apparences d’improvisation demande un énorme travail de mémorisation et de préparation. On y retrouve les sources les plus avant-gardistes de l’époque, le compositeur John Cage pour sa science des ‘chance operations’ et David Tudor, La Monte Young et Cornelius Cardew, Jackson Mac Low et Morton Feldman. Eprouvante, parfois drôle et imprévisible, lorsque le pianiste qui ne tient pas en place s’allonge sous le piano et joue à l’aveugle, ou s’allonge dedans pour jouer une note, déplace l’amplificateur pour moduler le bourdonnement du son en feedback, joue avec sa tête, ses coudes, ses avant-bras, tout son corps. Toutes les questions fondamentales posées par la représentation sont mises en jeu (environnement, dimension de l’espace, présence public, matériel disponible, gestes possibles, distances, vibrations sympatiques, etc.).

On ne rappellera jamais assez le plaisir de se réunir dans une salle pour écouter ensemble de la musique enregistrée, et que la spatialisation du son dans un salon d’écoute est inimitable. Alors qu’elle est le plus souvent utilisée à contre-emploi ou en arrière-plan sonore, il est très rare d’entendre dans un espace d’exposition dédié à l’art contemporain de la musique seule, pour elle-même, et dans des conditions d’écoute appropriées. C’est ce à quoi avait essayé de remédier il y a quelques années à Between Bridges, le project space londonien puis berlinois de Wolfgang Tillmans, la trilogie d’exposition Colourbox – Music of the group (1982 – 1987), American Producers, et Bring Your Own dédiée à l’écoute de musique enregistrée, jouée sur un soundsystem décent dans l’arrière-salle de la galerie. Sauf que la durée d’écoute pouvait être étendue et modulée par les personnes présentes et qu’il était loisible de revenir pendant plusieurs semaines. On peut lire sur le site de Between Bridges que « la musique live a ses espaces dédiés, alors que la musique enregistrée n’en a aucun. Cela ne fait pas justice au fait que pour beaucoup de musiciens, l’essence-même de leur travail réside dans la version finale enregistrée d’un morceau ou d’un album ». Redonner à la musique enregistrée son rôle social et collectif semble aujourd’hui une belle – et utile – utopie.

Vu à la Fondation Cartier pour l’art contemporain le lundi 3 octobre 2016. Curating : Maxime Guitton en collaboration avec Mimi Johnson, avec Reinier Van Houdt pour la pièce Maneuvers for Small Hands. Photo © Fondation Cartier pour l’art contemporain.