Photo Robert Ashley Steve Paxton

Quicksand, Robert Ashley & Steve Paxton

Par Yannick Bezin

Publié le 22 septembre 2016

Dans le cadre du 45e Festival d’Automne à Paris, le Théâtre de la Ville (sur son site des Abbesses) présente Quicksand du compositeur américain Robert Ashley, création en partie posthume. Seul le texte a été écrit, publié (en 2011) et enregistré par Robert Ashley, décédé en 2014. La musique est signée Tom Hamilton, tandis que Steve Paxton réalise la chorégraphie, le décor et les costumes, les lumières étant confiées à David Moodey. Tous trois furent des proches de Robert Ashley qui les a choisis pour réaliser cette création.

Bien que l’œuvre soit elle-même considérée par le compositeur comme un opéra (à l’instar de ces œuvres antérieures Perfect Lives, Atalanta ou Now Eleanor’s Idea), ce texte ne ressemble aucunement à un livret d’opéra, mais bien plus à un récit romanesque. Une seule voix est entendue : celle d’un narrateur dont l’identité reste inconnue mais dont on sait qu’il s’agit de celle du compositeur. Quand bien même différents personnages interviennent, leurs propos sont rapportés au style indirect. Une grande toile de patchwork, diversement manipulée, une chaise, une porte vitrée sont les seuls éléments scéniques, par ailleurs rarement mobilisés. Les chorégraphies sont écrites pour une danseuse et un danseur, sans que cette distribution recoupe ou renvoie au texte. Elles varient de formes brèves et basées sur la répétition, à des mouvements beaucoup plus lents et longs. Les lumières relèvent quant à elles le plus souvent d’un symbolisme naïf (poursuites rouge et bleu, flashs pour les coups de feu, ombres chinoises, formes végétales). Le cœur de cette création ne semble pas se passer sur le plateau.

L’ensemble de la représentation consiste en effet en une récitation assez rapide du texte, clairement inspiré d’anciens romans policiers ou d’espionnage (le code dans la montre, l’exotisme, les multiples passeports, etc.). L’auditeur semble ainsi suivre les aventures d’un espion en mission à l’étranger avec sa femme et le groupe de yoga de cette dernière. Quant au spectateur, ce qu’il voit sur scène n’a aucun lien explicite, ni même symbolique, avec ce qu’il écoute. Dans la mesure où, de ce texte fleuve, l’équipe artistique a décidé que seuls des passages ponctuels seraient traduits et présentés en surtitrage, la compréhension exige du spectateur non seulement un très bon niveau d’anglais mais aussi et surtout une attention soutenue et continue. Sur les trois heures de la représentation, l’oreille se fait parfois moins attentive et le texte devient alors une sorte de mélopée. Ce glissement est d’autant plus aisé que la récitation du texte recto tono, sans intention, sans réelle scansion ne semble pas viser avant tout à le faire comprendre mais à le faire entendre. Et telle semble avoir été la volonté de son créateur.

Il n’est pas anodin que Robert Ashley ait étudié l’acoustique dans un laboratoire de recherche sur le langage de l’université du Michigan. Dans le débat, aussi ancien que la forme même de l’opéra, du primat de la musique ou du texte (ou de la poésie), Ashley prend clairement parti pour la musique. Dans Outside of Time, le compositeur américain Alvin Lucier considère même que Ashley « a changé la parole en musique […] a fait de la musique avec du langage parlé. L’origine de l’un et de l’autre […] demeure mystérieuse et on ne peut affirmer lequel […] est venu […] d’abord, mais on peut supposer que l’expression humaine a débuté sous la forme psalmodiée ou scandée, sinon mélodique. Le chant aurait précédé le discours. Ou bien peut-être se sont-ils développés parallèlement. C’est beau d’imaginer les premiers humains chantant pour dialoguer entre eux. Le parlé-chanté d’Ashley me semble fusionnel et il est fascinant d’entendre les personnages de ses opéras parler et chanter simultanément. » Robert Ashley donnerait ainsi une forme artistique à l’hypothèse proposée par Rousseau dans son Essai sur l’origine des langues.

Les compositions électroniques de Tom Hamilton sont d’ailleurs au service de cette idée : elles ne sont jamais au premier plan. Le texte lui-même n’est pas traité comme tel, nous l’avons dit. La parole accompagnée de la musique, ou plutôt colorée par elle, trame un tissu acoustique, mêlant sons et mots, qui enveloppe l’auditeur, dans lequel il se fond et parfois, lentement, se perd. N’est-ce pas la parole-musique elle-même qui, en dernière instance, est un sable mouvant (quicksand), engloutissant le sens littéral et avec lui l’auditeur en tant que sujet ? Mais qu’y gagne vraiment la musique ?

À tous points de vue, cette œuvre, pourtant récente, semble inscrite dans un moment déterminé de l’histoire de l’art en général et, plus particulièrement, de l’opéra. Elle eût pu paraître d’avant-garde dans une programmation des années 80. Certains y verront un symptôme de la mort ou, du moins, de la lente agonie du genre opératique. Pourtant, les compositeurs contemporains continuent de créer pour cette forme, et le public les suit, comme le montre, entre autres, le succès de Written on skin de George Benjamin. Le sens de cette création se trouve peut-être finalement dans le texte lui-même de Quicksand. Dans ce qui peut être considéré comme une deuxième partie du texte, le narrateur (qui est aussi un compositeur ?) rencontre une jeune femme et affirme que s’il crée des opéras, c’est parce qu’il n’aime pas ceux des autres…

Vu au Théâtre des Abesses dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Texte écrit et enregistré par Robert Ashley. Chorégraphie, décor et costumes, Steve Paxton. Avec Jurij Konjar, Maura Gahan. Photo © Paula Court.