Photo Arno Declair

La mouette, Thomas Ostermeier

Par Guillaume Rouleau

Publié le 2 juin 2016

Créée en 1896 par Anton Tchekhov, La mouette (Чайка, Tchaïka) fait partie de ces pièces de théâtre qui inspirent régulièrement de nouvelles interprétations, de celles d’Antoine Vitez en 1969 et 1984 à celle d’Arthur Nauzyciel en 2012. Exercice périlleux pour son intrigue et son actualisation, La mouette était remise magistralement en scène en 2016 avec les soutiens du Théâtre Vidy-Lausanne et du Théâtre National de Strasbourg par l’un des directeurs artistique de la Schaubühne de Berlin : le célébré Thomas Ostermeier. Trois ans après une version présentée à Amsterdam, le texte a été remanié en français par Olivier Cadiot et augmenté « d’histoires propres aux acteurs ou de citations utilisées lors des répétitions » dixit Ostermeier. Remaniement présenté dans la salle en ellipse du Théâtre de l’Odéon pour faire revivre cet oiseau marin, devenu l’allégorie de la victime. Victime solitaire. Victime de la solitude des autres.

Tragédie en quatre actes, La mouette brasse des thèmes tortueux : l’amour (sa possibilité), la mort (sa certitude), le désir (ses oppositions), la croyance (ses égarements). La pièce de Tchekhov raconte l’altération. Celle d’une pensée égarée. Celle de corps qui vieillissent. Celle d’une communauté sans empathie qui vit dans « le froid, le vide, la peur ». L’écriture de cette pièce, on en trouve l’interrogation chez Trigorine, figure de l’écrivain reconnu, pour qui l’écriture n’est plus qu’une habitude, une habitude obsédante sans la charge combative de l’obsession. Le combat de l’accomplissement, celui de la création. Trigorine (François Loriquet) est l’amant d’Akradina (Valérie Dréville), comédienne réputée, qui le retient par son affection et sa fortune dont elle ne fait profiter personne, pas même son fils Tréplev (Matthieu Sampeur), dramaturge, qui au début de la pièce est possédé à la manière de Dostoïevski, comme un démon, révolutionnaire, désireux de faire vaciller par-delà le désordre familial, un ordre artistique établi, consensuel, qui ne réfléchit plus sa condition. Autour d’eux, Nina (Mélodie Richard), amoureuse de Tréplev, qui écrit sa première pièce pour elle, émerveillée par le statut de Trigorine ; Dorn (Sébastien Pouderoux), jouisseur musicien ; Macha (Bénédicte Cerutti), qui campe l’amoureuse malheureuse de Tréplev ; Medevedenko (Cédric Eeckhout) est le maître d’école ; enfin, Jean-Pierre Gos incarne Sorine, frère d’Akradina, ancien haut fonctionnaire, malade, qui concentre la compassion. Communauté qui s’épie mais sans se rapprocher, sur ses gardes, se sondent. Les interprètes portant le texte sans fausse note.

Comme chez Baudelaire l’oiseau est le poète maltraité. « Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage / Qui suivent, indolents compagnons de voyage / Le navire glissant sur les gouffres amers / Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers ». Le premier quatrain de L’Albatros concentre le spleen et l’idéal. Spleen comme rupture, ennui existentiel. Idéal comme absence de contrainte. Mais contrairement à Baudelaire, le poète est ici incarné par deux figures antagonistes au premier abord : Trigorine et Tréplev. L’un sur le déclin, l’autre sur la montée. L’un consensuel, l’autre contestataire. Une figure paternelle, une figure enfantine. Trigorine, en déserteur du combat poétique, pourrait être le portrait vieilli de Tréplev, soldat de l’absolu créateur, à la fois destructeur et auto destructeur. Mais l’un des reliefs de l’intrigue consiste en cette mouette qui donne son nom à l’œuvre de Tchekhov tuée d’un coup de fusil par Tréplev un après-midi de désœuvrement. Mouette tuée froidement par le poète lui-même, tenue par les pattes et cachée sous une bâche, répugnée. Elle annonce le sort de Nina, blessée par le geste de Tréplev, celui de Tréplev, qui se coupe des autres, celui de la communauté qui se tire dessus, par balles verbales. Combats que l’on ne comprend pas, que l’on ne veut pas comprendre, que l’instituteur joué par Cédric Eeckhout explique en vain, comme autant de balles perdues.

Le lieu du tragique est ici épuré. Les trois murs et le plafond sont gris clair. Un rebord à un mètre le long des murs sert de banquette. Les personnages en viennent et retournent s’y assoir tout le long de la pièce, en retrait, assistant aux différentes scènes, comme des fantômes, des ombres qui se fondrait dans le paysage tracé à la peinture noire par Katharina Ziemke. Trois sceaux avec trois nuances de noir dans lesquels Ziemke plonge une brosse avant de peindre ces formes délicatement troubles, dégoulinantes. Le lac, on le comprend à des allusions verbales et aux regards des interprètes, est le public. Public qui observe ces échanges entre des êtres divergent, qui avance parfois sur une avant-scène de bois brut, des chaises, d’une table et d’un lit ou encore de serviettes de bains et des micros sur pied. Il s’agit de récréer ces situations où les personnages agissent, soit que les circonstances les y obligent, soit qu’ils en prennent l’initiative, comme lorsque Trigorine doit choisir entre la jeune, démunie et maladroite Nina et sa vieillissante, argentée mais non moins maladroite Akradina. Leurs habits contemporains, basket NB et pantalon de survêtement Adidas pour Tréplev par exemple, ainsi que la musique anglo-saxonne (David Bowie, Jimi Hendrix, The Doors, Lou Reed) jouée en partie à la guitare électrique et chanté par Sébastien Pouderoux, ancrent le récit dans un présent lointain. Rapprochement par les costumes et les manières de chacun-e pour s’emparer de personnages égarés, fragiles. Des fenêtres de tir sont ouvertes dans le texte de Tchekhov aux allusions à la politique contemporaine : aux réfugiés syriens, à l’article 49.3, aux salaires des enseignants. Éloignement par certaines situations propre au texte, comme cette partie de loto à la fin de la pièce.

La solitude des personnages est visible du début à la fin. Personnages qui regardent au loin, par terre, des objets. Lorsqu’ils se parlent, se frôlent, leurs regards ne se croisent jamais. Sauf pour le reproche, la plainte. Les regards suivent les paroles qui se déplient lors de monologues, d’apartés et d’interruptions. La solitude est exprimée au bord de ce grand lac qu’est le public et qui se dessine à l’arrière scène. La mouette n’est pas seulement cet être solitaire abattu dans l’indifférence du coupable. C’est aussi l’autre dans ce qu’il a d’incompréhensible, d’inaccessible. C’est une mère qui ne comprend pas son enfant, un homme qui ne comprend pas sa mère, une femme qui n’est pas aimée par celui qu’elle aime, un homme qui n’est pas aimée par celle qu’il aime, un poète qui n’est pas perçu comme tel, un poète qui ne l’est que pour des inconnus. Un poète que l’on empaille, à la demande d’un autre (Trigorine). Une mouette que l’on empaille et que l’on dénie avoir connu. Cette mouette peut être n’importe qui : vous, moi, nous.

Vue au Théâtre de l’Odéon. Mise en scène Thomas Ostermeier. Avec Bénédicte Cerutti, Marine Dillard, Valérie Dréville, Cédric Eeckhout, Jean-Pierre Gos, François Loriquet, Sébastien Pouderoux, Mélodie Richard, Matthieu Sampeur. Photo Arno Declair.