Photo Sankai Juku

Meguri, Ushio Amagatsu / Sankai Juku

Par Céline Gauthier

Publié le 24 juin 2016

Meguriexubérance marine, tranquillité terrestre se déploie en sept tableaux aux titres aussi oniriques que mystérieux. Aux Voix du lointain succède la Métamorphose au fond des mers, que conclue une Forêt de fossiles plus vraie que nature. La pièce s’inspire de l’esthétique et de la pensée du butô, ici délesté de ses scènes les plus statiques pour célébrer avec faste les quarante ans de la compagnie – exclusivement masculine – Sankai Juku.

Alors que résonne l’écho lointain d’un gong métallique, un danseur vêtu d’un pagne immaculé se meut avec une infinie lenteur. Il déroule chacun de ses pas avec précaution, nimbé dans un halo de talc où s’assourdit une mélodie lancinante et éthérée.  De ses longs doigts fins il effleure son visage glabre, et les muscles de son dos saillent dans la lumière rasante. Derrière lui quatre silhouettes attendent dans l’ombre, prostrées en position fœtale. Un quatuor intriguant qui soudainement déploie d’un mouvement élastique et souple ses membres enchevêtrés vers le ciel, bras et jambes dilatés puis rétractés comme la corolle d’un fruit délicat et diaphane dont le pistil serait évoqué par un frisson du bout des doigts. En arrière-plan s’éclaire doucement le relief d’un décor de pierre, inspiré de fossiles crinoïdes aux courbes très animales.  Le quatuor se mue en trio parcouru de violentes contractions, presqu’inhumaines alors que la lumière souligne leurs côtes saillantes et les bouches béantes comme l’orbite de leurs yeux vides.

Les mêmes mouvements sans cesse reviennent, la danse est resserrée autour de gestes clefs, des tropes immuables éprouvés au travers de ces sept courts tableaux. Souvent les interprètes retrouvent à genou ou dans un tournoiement litanique la tension nécessaire au profond recueillement de leur danse, seulement rythmée par le balancement des breloques de métal rouge qui pendent à leurs oreilles. Les longues planches de bois qui délimitent sur la scène l’espace qu’occupent les danseurs laissent deviner en leur centre la présence d’une fine couche de sable qui accentue la qualité particulière de leurs gestes, chargés de l’épaisseur de l’air poudré. Par instants une suspension de verre gorgée d’eau descend des cintres ; elle diffracte les reflets de la scène sur laquelle les danseurs rebondissent avec souplesse, les bras ballants et la nuque ployée, tandis que derrière eux les volutes de pierre se déplacent insensiblement et nous imposent le vertige. Quelquefois en solo la danse se fait plus rythmée, plus expressive aussi : la crispation des paumes de main ou des traits du visage semblent traduire l’expression d’une tension intérieure, alors que les costumes d’un vert plus franc s’accompagne d’une mélodie tourmentée, enrichie des bruits feutrés de la touffeur végétale.

La scène alors s’éclaire en contre-plongée : la lumière se fraye un chemin au cœur du décor de pierre qui devient translucide et laisse transparaître les veines de la roche, animée d’une énergie propre. Les danseurs prennent place en fond de scène, tout contre la pierre dans laquelle ils semblent se fondre. On croit reconnaitre dans le balancement de leurs bras et l’oscillation de leurs bustes l’ondoiement des herbes aquatiques, souples, presque en apesanteur. Le plateau alors éclairé de reflets bleutés miroite comme la surface d’un lac immobile, que les danseurs effleurent du bout des doigts : l’eau frémit et leurs corps semblent ondoyer, parcourus de frissons dont l’épicentre parait propre à chaque danseur : bien que précisément orchestrés leurs gestes ne sont pourtant jamais exactement accordés et l’infime sensation de dissidence qui en résulte met en lumière l’harmonie du groupe et sa désagrégation toujours latente. Meguri nous fascine parce qu’à travers l’onirisme végétal s’esquisse la puissance magnétique d’une sobriété librement offerte à l’imaginaire du spectateur. Dans un geste, une touche de couleur affleure la trace d’une danse éphémère aux accents d’éternité qui fait le succès de la compagnie japonaise.

Vu au Théâtre de la Ville à Paris. Mise en scène, chorégraphie et conception : Ushio Amagatsu. Scénographie Roshi. Lumières Satoru Suzuki et Genta Imamura. Photo Sankai Juku.