Photo Lucie Jansch

Letter to a man, Robert Wilson

Par Quentin Thirionet

Publié le 27 juin 2016

De tout temps, la frontière nébuleuse entre le génie et la folie excite les questionnements du monde. Nombreux sont les artistes à avoir fait l’expérience de l’aliénation, terrassés par une démence maladive ou isolés du monde par leur société (les deux phénomènes allant parfois de paire), et certains se sont fait témoins de ce transfert de perception – qu’ont-ils compris ? Quelle illumination ? Leurs œuvres, certes, ont cette éloquence impérieuse qui met étrangement en lumière cette bascule mystérieuse, mais lorsqu’un carnet intime documente le délire progressif de son propre auteur, on distingue avec une autre clairvoyance cette « feuille transparente » qui sépare l’artiste de la folie – pour citer Joyce. Alors qu’ « Ulysse » naissait en 1918 sous la plume perturbée de l’irlandais, Nijinsky rédigeait la même année, en pleins tourments, ce journal qui réunira une troisième fois aujourd’hui le metteur en scène Robert Wilson et le danseur Mikhaïl Baryshnikov. Entre illuminations rêvées et silences tiraillés, Letter to a man nous plonge dans les limbes hallucinés du chorégraphe et danseur de génie protégé de Diaghilev, qui livre les stigmates d’une lutte intérieure morale, religieuse et sociale – histoire spasmodique d’une folie insidieuse.

Mikhaïl Baryshnikov aura été, avec Rudolf Noureev, le danseur étoile le plus célèbre du siècle passé. C’est aussi de fait un des successeurs directs de Nijinski dont il endosse ici ironiquement le personnage en solo, avec une maitrise théâtrale impressionnante quand l’on recoupe ce talent incontestable de comédien avec la carrière époustouflante du danseur. Il y a du génie à propos. Tant de coïncidences mystérieusement indéniables ne pouvaient ainsi que concorder à confondre sur scène ces deux alter ego ; ne manquait que la magie de Robert Wilson pour les incarner ensemble sur le parvis scénique de la folie. Le sens du metteur en scène et plasticien pour l’image sensorielle et le rêve éveillé se révèle encore une fois dans cette chronique de la perdition, en adéquation totale avec ce journal de Nijinsky dont « l’écriture est si nue, si désespérée, qu’il brise le moule. », selon Henry Miller. Brouillée par l’égarement, l’artiste se raconte en épisodes de souvenirs désordonnés, en successions d’idées et d’engagements transformés en syllogismes souvent confus, en poésie brute pour décrire ses rêves lorsque ses sens le trompent. Ce schéma troublé fait du danseur un écrivain primitif découvrant une langue qui transpire justement ses passions les plus substantielles. À l’instar de ce phénomène, Robert Wilson offre un traitement plus dirigé par l’état d’âme que par le récit. On traverse ainsi autant de paliers émotionnels que d’affects biographiques, guidés par l’onirisme des images, la langue gestuelle de Baryshnikov et la poésie du texte sonore.

Entre deux silences, qui laissent au son et au spectateur le temps de trouver sa place dans cette fresque, un tableau se dresse, chaque fois différent. À la palette : pantomime chorégraphiée, lumières extatiques, vidéo brumeuse, scénographie surréaliste, décor sonore, et couleurs psychiques se déploient grâce à de véritables prouesses techniques ainsi qu’à l’instinct sensoriel exacerbé de Robert Wilson. Malgré quelques travers parfois trop symbolistes qui peuvent rendre opaque la lecture de ces tableaux, on assiste ainsi avant tout à une démonstration sensationnelle de mise en scène, adaptation poétiquement immersive d’un texte rare et fascinant. Un ballet génial d’images envoutantes et de questionnements intimes ; de quoi devenir fou.

Vu à la Maison de la Danse dans le cadre du festival des Nuits de Fourvière. Texte Christian Dumais-Lvowski d’après le Journal de Vaslav Nijinsky. Mise en scène, scénographie, lumières Robert Wilson. Avec Mikhail Baryshnikov. Photo Lucie Jansch.