Photo anne van aerschot

A Love Supreme, Salva Sanchis & Anne Teresa De Keersmaeker

Par François Maurisse

Publié le 10 avril 2017

A l’origine, A Love Supreme a été créé en 2005 par Anne Teresa de Keersmaeker et Salva Sanchis. Ce dernier est sorti de P.A.R.T.S. en 1998 et travaille avec la chorégraphe flamande depuis 2002, en tant qu’interprète d’abord, puis collabore ensuite à la chorégraphie de deux pièces (A Love Supreme, donc, et Desh) en 2005. À l’image de Zeitung (2008), remonté en 2013, Verklärte Nacht (1995) en 2014 ou encore le programme Bartók/Beethoven/Schönberg (2006) entré au répertoire de l’Opéra de Paris l’année dernière, A Love Supreme a fait les frais d’une recréation totale, à l’aide de quatre jeunes interprètes de Rosas, et d’une toute nouvelle scénographie. Exit donc la structure blanche en fond de scène, les chaises de bois et les costumes immaculés de Dries Van Noten. Pour l’occasion, le grand studio 400 du 104 est entièrement dépouillé, on aperçoit uniquement deux gros projecteurs, un diffusant une lumière blanche depuis les cintres, un autre posé en face, sur un coté du plateau. Les danseurs sont cette fois vêtus de noir et même les marquages, pourtant très importants chez Keersmaeker d’habitude, se font plus discrets, tracés à l’aide de gaffer ton sur ton sur le sol sombre.

La première partie se déroule en silence. En guise de scène d’exposition, les quatre interprètes alternent phrases synchronisées et moments improvisés, comme pour d’ores et déjà habituer le spectateur au vocabulaire qui va se déployer plus tard. Comme à l’accoutumée chez Keersmeaker le rythme est tranquille, les déplacements élégants, les gestes affutés. Mais très vite, Thomas Vatuycom se retrouve seul, en attente. Il traverse le plateau, déplace son regard au loin, arpente les lignes marquées au sol. Ses mouvements sont seulement esquissés, le corps déhanché et le poids déplacé comme pour inviter à la marche. Toute la salle est pendue à ces gestes. Cette première tension n’est résolue qu’au moment où les premières notes de l’enregistrement légendaire de Coltrane se font entendre et que ses trois compagnons le retrouvent pour une séquence dansée à l’unisson aussi espérée que jouissive.

A Love Supreme, c’est d’abord un album de John Coltrane, enregistré en 1964 et sorti en 1965. Cette pièce, fondatrice pour ce que sera le jazz libre des années 1960 et 1970 est organisée en quatre séquences intitulées Aknowledgement, Resolution, Pursuance et Psalm. Si la trame générale a été rapidement griffonnée par Coltrane à l’intention de ses trois musiciens, c’est surtout le poème qui accompagne le disque qui fait office de partition. Pour son auteur, cet album représente un pèlerinage spirituel, fondé sur la qualité expressive mais surtout mystique d’une musique improvisée autour d’un thème de quatre notes, sol, si bémol, sol, do. Cette succession harmonique agit comme un centre tonal autour duquel peuvent se déployer les nombreux solos de saxophones et ceux de la basse, de la batterie et du piano. En prenant ses distances avec les règles de la composition modale, Coltrane développe de courts motifs jusqu’à l’épuisement, fait appel à des gammes chromatiques et se permet les dissonances. Par la multitude de transpositions et de décalages, Coltrane organise une série de tensions/résolutions éprouvantes et extatiques qui font de cette œuvre non seulement une des pièces les plus importantes de l’histoire du jazz, mais également de l’histoire des musiques sacrées.

Pour la chorégraphie, le système de composition (tout comme celui de Cesena (2011) de Vortex Temporum (2013), ou de Così fan tutte (2017)) est très simple : c’est un danseur pour un musicien. La deuxième séquence du spectacle pose le décor, chaque interprète est assigné à un instrument. Quand la section rythmique (basse et batterie) danse à l’unisson, campée sur ses appuis, utilisant un vocabulaire régulier et stable, le piano opère de subtils décalages de rythme ou de direction et le saxophone ténor s’échappe dans d’agiles pirouettes, usant de bras, d’obliques et de chutes rapides, désamorçant toujours le cadre en rejoignant les autres quand le dispositif devient trop évident. Tombant à point nommé, la scansion du titre « A Love Supreme » sur les notes du thème est un moment de communion parfaite entre musique et gestes, dans un élan gracieux et précis.

Après une habile transition vers la deuxième partie, dans un solo de contrebasse tenu et habile, le rythme s’intensifie, les harmonies se font plus complexes, presque dissolues au moment du solo du danseur/piano. Ce dernier éprouve l’espace du plateau, dans une série de pas chassés, trébuchant et frappant le sol, à la manière des doigts du musicien sur son clavier. Il s’en suit le solo de batterie, presque mathématique, divisant les mesures en des fractions de plus en plus étroites, le danseur (José Paulo dos Santos, impressionnant d’aisance) se laissant aller à des sauts de plus en plus allègres, le sourire aux lèvres.

Quand débute la dernière séquence, le psaume, tout s’apaise. Alors que les différents instruments se chevauchent en nappes épaisses, les danseurs se regroupent et mettent à mal le système instrument/danseur développé auparavant. On assiste à une succession de figures réalisées à quatre, chacun appuyé sur l’autre, défiant la gravité, agrippés les uns aux autres dans un dernier éclat d’énergie collective. Dans cette partie, le solo du saxophone de Coltrane récite littéralement le poème associé à l’album ( I will do all I can to be worthy of Thee, O Lord. It all has to do with it. Thank You God… ), dans un éclatant moment de récitation musicale qui rappelle le ton des preachers noirs américains (rappelons que le disque est sorti en 1965, dans une époque marquée par les luttes pour les droits civiques de Martin Luther King ou Malcolm X). Pour ces dernières minutes du spectacle, la lumière change, le projecteur situé dans les cintres s’éteignant peu à peu au profit du projecteur déposé sur l’avant du plateau. Sous cette lumière rasante les silhouettes prennent de la hauteur, à l’image de leurs ombres projetées en fond. Enfin, alors que Coltrane, rasséréné, égraine ses derniers accords les danseurs se retirent, laissant le plateau vide éclairé comme au lever du soleil.

C’est dans un ascétisme quasi-religieux que Keersmaeker a choisi de représenter cette pièce. Les quatre interprètes, énergiques et joyeux semblent insister, sous l’avalanche jazz de Coltrane, sur l’aspect chaloupé et rond de l’écriture de la chorégraphe. Car bien que plutôt abstraite et sérieuse, A Love Supreme se présente avant tout comme la célébration d’un élan de vie, à la fois mystique et collectif. Eprouvant toutes les combinaisons possibles entre ses quatre interprètes, Keersmaeker imite le geste de Coltrane jonglant avec les cycles des quintes et nous livre une sorte de poème dansé, tissant des liens toujours plus étroits entre les écritures musicales et chorégraphiques, laissant finalement les spectateurs dans une contemplation béate.

Vu au 104 dans le cadre du festival Séquence Danse Paris (Théâtre de la Ville Hors les murs). Chorégraphie : Salva Sanchis et Anne Teresa De Keersmaeker. Photo © Anne Van Aerschot.