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Jaguar, Marlene Monteiro Freitas

Par Céline Gauthier

Publié le 20 juin 2016

La touche-à-tout Marlene Monteiro Freitas [aperçue récemment dans (M)imosa aux cotés de Trajal Harrell, François Chaignaud et Cecilia Bengolea] explore ici en duo avec le danseur Andreas Merk la puissance somatique du Jaguar. Une pièce osée, loufoque et captivante où l’on est happés par l’aura des danseurs qui se livrent à une véritable performance physique et scénique.

Sur la scène en arc de cercle, une moquette bleue où trône un faux escalier réduit à quelques marches rutilantes, tandis que la croupe bleutée d’un cheval de polystyrène émerge des coulisses. Deux personnages déambulent à petits pas saccadés, vêtus d’un peignoir immaculé, les traits dissimulés par un casque de hockey et des lunettes de plongée. On croirait voir deux automates dans une vitrine de jouets, mais l’espiègle légèreté est vite abandonnée lorsqu’ils se démasquent et dévoilent leurs visages grimés. Une couche épaisse de rouge à lèvre les camoufle jusqu’au menton tandis qu’ils froncent des sourcils menaçants, grossièrement enduits de khôl noir. Ils découvrent des gencives écarlates et nous guettent d’un regard malicieux tandis qu’un manche à balais leur sert de prétexte à des scènes burlesque sur les accords agressifs du Sacre de Stravinski.

Ils dénouent leur peignoir et dévoilent leurs jambes satinées, enduites d’huile bronzante qui brillent dans leurs shorts blancs de culturistes. Au rythme assourdissant de percussions mâtinées d’accents reggae, ils exécutent une chorégraphie d’aérobic endiablée dans un duo enjôleur et survolté. Une danse de la pluie frénétique qui finalement se révèle très efficace puisqu’on croit entendre des trombes d’eau déferler sur la scène jusqu’à provoquer un court circuit ; et l’on rit de leurs mines dépitées et ruisselantes lorsque la lumière revient.

La pièce est touffue ; près de deux heures que les danseurs traversent dans un état de transe quasi extatique, et leurs corps athlétiques semblent transcender l’épuisement sauf en quelques instants de repos furtifs où leur souffle court affleure. Les multiples séquences qui donnent corps au Jaguar laissent aux deux danseurs le temps et l’espace de déployer chaque geste ;  répété  à l’envi jusqu’à dans les corps se dissoudre. Une métamorphose où tous deux sont parcourus d’intenses frétillements tandis que le tempo de la musique s’emballe : ils explorent les limites de la fragmentation extrême du geste et la danse implose lorsque leurs muscles sous l’effort tétanisent.  Les mouvements heurtés de Marlene, ses mains recroquevillées et sa bouche tordue par un rictus tarissent la charge émotionnelle de sa danse abrupte sur les trémolos d’une cantatrice lyrique.

Chaque scène déploie à partir de presque rien de puissants ressorts théâtraux parce que tous deux sont magiciens : la serviette de bain dont elle s’entoure la taille se métamorphose au terme d’un savant pliage en une robe de tragédienne faussement éthérée, tandis que lui se fait un volumineux chapeau d’un autre carré de tissu éponge avant de s’oublier dans un tango très voluptueux. La sculpture de cheval émerge alors entièrement des coulisses ; triturée, démantibulée elle devient l’objet d’une lutte sans merci. Chacun se saisit d’un fragment désarticulé et titube avec lui sur la scène, menace et taquine l’autre. Tout y est d’ailleurs délicieusement excessif et scatologique à souhait : Marlene Monteiro Freitas se cure le nez, laisse s’écouler un filet de salive gluante d’un baiser passionné puis dévoile un entrejambe ensanglanté, sang qu’elle étale ensuite d’une main bienveillante sur le visage de son partenaire.

Jaguar est magistral parce qu’il s’empare avec finesse d’un réseau de références musicales et scéniques en apparence éculées mais ici sublimées par le style corporel fiévreux et affûté des deux danseurs. On regrette alors quelque peu qu’Andreas Merk demeure par moments dans l’ombre de la personnalité exubérante de Marlene Monteiro Freitas, cependant tous deux s’accordent à merveille et échangent avec un plaisir non feint des sourires goguenards.

Vu au Festival June Events à la Cartoucherie à Vincennes. Chorégraphie et interprétation Marlene Monteiro Freitas et Andreas Merk. Lumière et espace Yannick Fouassier. Édition et son Tiago Cerqueira. Photo © Uupi Tirronen.