Photo Vincent Pontet

Theodora, Haendel, Stephen Langridge & William Christie

Par Yannick Bezin

Publié le 20 octobre 2015

William Christie semble entretenir une relation particulière avec Theodora, l’avant-dernier oratorio de Haendel. Leur première rencontre eut lieu au festival de Glyndebourne en 1996 avec l’Orchestre de l’Âge des Lumières, accompagné pour la mise en scène par Peter Sellars. Puis vint le temps du studio en 2003 et aujourd’hui cette nouvelle production au Théâtre des Champs-Élysées. Produire Theodora pour la scène est un double pari, voire une gageure. Comme on le sait, un oratorio, tout en reprenant les conventions musicales de l’opéra, n’était pas conçu pour faire l’objet d’une représentation scénique. La dignité du sujet religieux l’interdisait. Concevoir une mise en scène semble dès lors relever du contre-sens. D’autant plus que Theodora, seul oratorio de Haendel sur un sujet chrétien, sans les puissantes masses chorales rencontrées dans Judas Macchabeus ou Israel in Egypt, est plutôt introspectif puisqu’il porte sur une conversion à la foi chrétienne allant jusqu’au martyre. Ici se trouve la seconde difficulté : dans une société de plus en plus sécularisée comme la notre, comment la foi religieuse peut-elle être montrée sur scène ? Car si la musique parvient à la faire entendre, comment la donner à voir ?

Afin donner du sens au livret (parfois confus ou ampoulé pour l’auditeur) et quelque épaisseur à « l’intrigue », la transposition moderne du sujet est la voie la plus évidente. Pour s’attacher au martyre d’une chrétienne d’Antioche au 4eme siècle, Peter Sellars en 1996 avait choisi cette option. La mise en scène de Stephen Langridge relève également d’une transposition moderne mais bien plus abstraite. Quelques éléments semblent inscrire l’action dans les années 30 ou 40 en Europe (le buste doré, la pierre blanche, les costumes du chœur des Romains), mais sans détermination plus précise. Langridge n’appuie aucun élément du décor ou des situations scéniques pour contraindre à une lecture. Les quatre murs coulissants, par exemple, n’ont pas d’autres fonction que de délimiter les différents espaces de l’action. Absence de vision diront certains, liberté de lecture pourrait-on répondre. Est ainsi laissé au spectateur l’espace dans lequel inscrire sa propre interprétation de l’œuvre, possibilité relativement rare sur les scènes lyriques de nos jours. Les photos des martyrs progressivement accumulées puis brandies sur scène ne sont toutefois pas sans rappeler les persécutions passées et présentes des chrétiens d’Orient.

Dans cette proposition scénique plutôt sobre, on peut cependant regretter quelques éléments inutilement vulgaires : le sacrifice des Romains à Venus et Flora n’avait pas nécessairement à prendre la forme d’une orgie avec positions sexuelles, Theodora n’avait pas nécessairement à jeter sa robe dans une poubelle pour « montrer » sa conversion, enfin le livret étant assez clair à ce sujet, il n’était pas nécessaire de montrer une prisonnière se faire violer. La lecture de l’œuvre et du livret proposée par Stephen Langridge recèle heureusement de belles idées. L’ouverture de l’œuvre devient ici un prologue évoquant la vie de Theodora avant sa conversion. Cette brève scène donne de la profondeur au personnage dont le spectateur suit finalement l’ensemble de son parcours spirituel. La religion étant par définition un phénomène collectif et social, le chœur des Chrétiens devait faire l’objet d’une attention particulière dans la proposition scénique. L’idée d’une communauté en train de se constituer est bien montrée : les hésitations, la peur, la confiance, la force aussi, tout cela est sur scène, magnifié par les sublimes lumières de Fabrice Kebour.

William Christie s’est entouré d’une distribution somptueuse. Katherine Watson est parfaite, vocalement et scéniquement. Son interprétation est très émouvante. Philippe Jaroussky ne semble pas encore complètement à l’aise sur scène : son corps est relativement statique, ses mouvements empruntés et stéréotypés (on l’a déjà vu dans d’autres configurations dramatiques ou scéniques adopter les mêmes gestes). Mais quelle voix ! Le premier air de Didyme (« The rapturd soul defies the sword ») est parfaitement tenu, malgré l’absence d’accompagnement. Tout au long de la représentation, il fait preuve d’une parfaite maîtrise vocale et émotionnelle (les ornementations des reprise sont superbes).

Kresimir Spicer est un peu moins régulier que ses partenaires mais suscite beaucoup d’émotions dans son dernier air « From virtue springs… ». Si les voix de Philippe Jaroussky et de Katherine Watson s’harmonisent parfaitement, celle de Stéphanie d’Oustrac dans le rôle d’Irène semble un peu moins pertinente. Langridge lui fait assurer le ministère divin : Irène encadre, stimule et console l’église chrétienne naissante. Il fallait donc à ce personnage une voix forte et marquée, sans en faire une cheftaine ou une pleureuse. Stéphanie d’Oustrac est peut-être trop comédienne, voire tragédienne pour maintenir cet équilibre délicat tout au long de la représentation. Ce n’est d’ailleurs pas tant son jeu mêlant ferveur et fermeté mais ce qu’il induit vocalement qui semble rattacher Irène au monde tandis que Theodora et Didyme sont immédiatement voués à une transcendance à laquelle ils n’échapperont car ils y aspirent.

Les Arts Florissants, orchestre et chœurs, se montrent ici dans toute leur sereine maturité : frémissants, émouvants, ductiles aux passions contrastées de la partition. On soulignera d’ailleurs le beau phrasé du continuo. Willian Christie fait savamment alterner les emportements de Valens et les prières collectives sans jamais perdre de vue la fonction spirituelle de l’œuvre tout entière.

Vu au Théâtre des Champs-Elysées. Direction William Christie. Mise en scène Stephen Langridge. Chorégraphie Philippe Giraudeau. Avec Katherine Watson, Stéphanie d’Oustrac, Philippe Jaroussky, Kresimir Spicer et Callum Thorpe. Photo Vincent Pontet.