Photo Martin Argyroglo

Caspar Western Friedrich, Philippe Quesne

Par Nicolas Garnier

Publié le 16 février 2016

Quoi de commun entre la silhouette d’un cheval cabré et une mer de nuages ? Et si la verticalité des massifs escarpés qu’affectionnaient les romantiques allemands pour leurs marches spirituelles, rejoignait l’horizontalité des étendues désertiques du grand Ouest américain dans une démesure proprement sublime ? Le rapport entre ces paysages hors de l’échelle humaine, dépassant de loin ses capacités physiques comme mentales, révèle des connexions possibles entre les univers du Western et du Romantisme allemand, icônes culturelles de la peinture et du cinéma. C’est du moins le postulat du metteur en scène Philippe Quesne dans sa dernière création, Caspar Western Friedrich, au titre pour le moins évocateur. Par le biais de ces formes canoniques, il ouvre la scène du théâtre à des réflexions sur le concept de Nature et la mise à distance que celui-ci implique. À travers la notion de paysage notamment, il interroge la place qu’occupe l’homme dans son environnement – qui n’est précisément pas le milieu dans lequel il serait immergé, pour reprendre le vocabulaire de Jakob von Uexküll. Quelle place pour une petite troupe de cowboys romantiques dans des paysages qui sont de pures constructions artificielles, à la fois fantasme et décors ? Voici une des questions que soulève la pièce de Quesne, et à laquelle il répond par une mise en scène grandiose et ouverte, jouant parfaitement de l’inachevé pour suggérer plus que pour énoncer.

Tout commence avec une réunion de cowboys au coin d’un feu. Des rochers factices entourent un foyer artificiel, évoqué par une simple lampe orange et des lambeaux de tissu animés. La reproduction des éléments naturels est grossière. La facture, suffisante sans plus, rappelle celle des éléments de décors au cinéma, où ce qui compte est la plausibilité plutôt que la fidélité intégrale. Il suffit que les artifices présentés sur scène, et selon un point de vue limité, donnent une bonne idée de ce qu’ils représentent. La pièce de Philippe Quesne assume le caractère éphémère et factice d’un décors qui ne fait que ponctuellement illusion, dès lors qu’il est suffisamment agencé, mais se dissout aussitôt en fragments épars, accessoires d’un monde imaginaire toujours à la limite de l’émergence. Sur ces rochers, donc, les vachers et vachères grattent des airs de country à la guitare. Dans des chants inspirés, ils anticipent en fait le déroulé de la pièce. Chacun des épisodes à venir est annoncé sous une forme pseudo-oraculaire. Dès que la prédiction s’achève le rideau qui dissimulait le fond de la scène se soulève et dévoile un énorme white cube en construction. On comprend vite qu’il s’agit du musée Caspar Western Friedrich, à l’ambition transversale apparemment absurde. Dès lors, tout ce qui aura lieu dans cet espace, pas encore totalement autonomisé, sera marqué par l’application stricte de ce seul parti pris : hybrider l’imagerie du Grand Ouest américain avec celle de l’Allemagne romantique.

Les codes visuels sont mélangés allègrement dans un grand patchwork débridé. Des portes battantes de Saloon permettent d’entrer et de sortir, tandis que les montagnes font irruption à travers des fragments de roche disposés au fond de la scène. Le rapport entre les deux univers se fait par des empreints aux vocabulaires formels. On pense notamment à cette grandiose scène de pluie qui survient au cœur de la représentation. Des trombes d’eau s’échappent d’une structure au plafond, tandis que d’énormes volutes de fumée s’élèvent de tuyauteries au sol. Rapidement, les deux éléments se rencontrent et confèrent à la scène une dimension proprement volumétrique. L’air devient épais, matériel et coloré, les effets de brume noient l’univers fictif et se répandent jusqu’aux gradins, brouillant ainsi les limites entre les différents espaces, celui réservé aux spectateurs et celui qu’occupent les acteurs. La perception de l’action se diffuse dans le volume même de l’espace. Il se joue alors quelque chose du même ordre que dans la peinture de Friedrich, qui peignait des paysages sans bords, ouverts aux extrémités, et pas délimités par de quelconques éléments structuraux. Favorisant un glissement de regard sur la surface, dans une attitude contemplative propice entre autres à la méditation intérieure.

Avec la peinture romantique allemande, et Caspar David Friedrich notamment, le paysage devient objet de contemplation et de projection pour le Sujet. Seul face aux immensités naturelles, l’homme est renvoyé à sa finitude existentielle. La démesure paysagère ouvre paradoxalement une fenêtre sur la subjectivité tourmentée de celui qui l’observe. Ce dernier se coupe doublement de l’environnement : il le contemple à distance et, le contemplant, ce sont ses passions qu’il examine en fait. Cet état d’âme mélancolique, porté à des questionnements d’ordre existentiel, pourrait se retrouver dans la figure du cowboy solitaire parcourant les immenses déserts américains. C’est en tout cas la lecture que propose Philippe Quesne. Les comédiens exposent ainsi à tour de rôle des récits familiaux en apparence intimes, devant des paysages aux accents romantiques.

Par le biais de la peinture de Friedrich, le metteur en scène français propose une nouvelle voie d’accès à l’imaginaire cinématographique du western. Les deux univers que l’on pensait a priori si distincts révèlent au fur et à mesure de la représentation leurs affinités communes. Et c’est une grande valeur du spectacle de Quesne que de réussir à tisser un tout cohérent à partir d’éléments en apparence hétérogènes, comme dans une greffe réussie des parties étrangères réussissent finalement à cohabiter, voire à échanger.

Vu au Théâtre Nanterre Amandiers. Conception, mise en scène et scénographie Philippe Quesne. Avec Peter Brombacher, Johan Leysen, Stephan Merki, Julia Riedler, Franz Rogowski. Photo Martin Argyroglo.