Photo unnamed

Non que ça veuille rien dire, Perrine Mornay

Par Colyne Morange

Publié le 8 décembre 2016

Une disposition bifrontale, ambiance lumineuse froide, deux rangées de spectateurs se faisant face. Les trois acteurs – Aude Lachaise, Olivier Boréel er Serge Cartelier – s’assoient parmi le public. D’un côté du plateau, tout au bout, entre les deux des rangées, un homme installe un tabouret, s’assoit, s’adresse à chacun des spectateurs. Raconte. Il a un étrange tic de frottement du coude. Il évoque un souvenir d’enfance : lui, assis sur le canapé, son père qui s’approche et agite son sexe devant son visage. Ça pourrait basculer direct dans le glauque, le pathos ou le psychodrame mais non. Il raconte, simplement, avec beaucoup de recul, cet étrange épisode, et le contexte dans lequel il se l’est remémoré – dans le camion de location que son père conduisait, alors qu’il s’apprêtait à quitter le domicile familial pour partir à l’université.

D’emblée, la mise en scène de Perrine Mornay pose le ton. Nous entrons donc dans l’univers de David Foster Wallace : un monde où les gens sont tous un peu tordus, jamais blancs ou noirs, jamais franchement méchants, mais simplement très complexes. Un monde assez laid somme toute, voire pathétique, regardé cependant avec distance, raconté avec un cynisme qui ne laisse aucune chance à la pitié et au sentimentalisme.

Après ce récit initial, les deux autres personnages entrent en jeu. Un homme se lève, chemise à carreaux orange ambiance serviette de table de mamie, pantalon marron et chaussures pointues, de l’autre côté du plateau, il tire un micro ondes sur roulettes, appuie sur le bouton, et le son amplifié de l’appareil résonne dans toute la salle, accompagné d’une odeur de poulet au basilic. Pendant que l’assiette à l’intérieur tourne sur elle même, il regarde les spectateurs dans les yeux. L’image dure jusqu’au bip final. Puis, un autre récit commence. Autres personnages. Autres histoires.

C’est ainsi que Perrine Mornay construit sa pièce. Une alternance de prises de paroles simples, acteurs assis, pleine lumière, à voix nues ou debout devant des micros sur pied ; et des situations-images composées par les performers sous nos yeux. Qui n’a jamais lu David Foster Wallace pourrait croire que les paroles prononcées par ces acteurs ont été écrites spécialement pour eux. Le parti pris d’interprétation est radical, net, et merveilleusement porté par la justesse des interprètes. On dirait presque qu’ils ne jouent pas, racontent leurs histoires à eux, donnant ainsi à entendre la langue volubile de Wallace, tout en digressions et en subordonnées. Une langue qui utilise l’oralité et les tics de langage pour former un style « dégoulinant »(dixit Perrine Mornay) entre réalisme et discours intérieur. Et c’est la toute la force de cette mise en scène : parvenir à livrer le style, l’ambiance et le monde de l’auteur, sans le « jouer », sans le transformer en « théâtre ».

Au coeur de ces séquences, un travail sonore très fin, à base d’amplification des rares objets ou accessoires qui trainent ça et là sur le plateau vide, porte le fil dramatique. Les sons concrets – micro onde, saladiers en alu, balons de baudruches – s’accumulent à des rytmiques au synthé, tendance dance kistch des années 90, sur lesquels les acteurs chantonnent parfois. Le tout remixé, spacialisé, et diffusé par bribes minimalistes d’un côté à l’autre de l’espace. On passe ainsi d’une ambiance familiale pas très saine à une discothèque glauquy, des toilettes pour messieurs à un restaurant de centre commercial. Le son porte les récits, les contextualise et les absorbe pour immerger les spectateurs dans un monde résolument froid, hostile.

La pensée cynique de l’auteur y est ainsi développée, allant parfois jusqu’à la provoc’, lorsque les personnages débattent autour du potentiel « fondateur » d’un viol ou d’un inceste (« Ce qui ne te tu pas te rend plus fort ») ; lorsqu’une femme évoque le travail d’ « homme pipi » de son père et la myriade de bruits qu’il entend sans sourciller dans les toilettes, chaque jour ; lorsqu’un manchot raconte comment son moignon est devenu son atout pour se taper le maximum de nanas. Là encore, la sobriété du jeu, le concret des prises de parole portent les paroles à tel point que le public peut être pris de nausée. C’est là que les images et l’esthétique du ratage qu’elles instaurent viennent très justement donner de l’air, une respiration nécessaire à coup d’humour absurde, sur laquelle se clôturera d’ailleurs la pièce.

Ce montage d’histoires banalement glauques racontées par ces gens ordinaires et d’images tristement loufoques, éclairés par des rampes de lumières blanches et vertes, effectue ainsi une plongée dans les dessous d’une société malade, où des individus pétris d’angoisse sont terrassés par leurs désirs et leurs contradictions. Il manque peut-être encore à la dramaturgie conçue en cut-up un peu de fluidité pour que cette narration plurielle prenne toute son ampleur. Pour laisser encore d’avantage de place au parcours émotionnel du spectateur. Cependant, l’attention aux corps, aux gestes et aux détails vient préciser le propos. De même que la situation proposée au public – le choix du bi-frontal – nous immerge dans le monde de Foster Wallace. On finit par se demander si nous ne sommes pas en train de participer à un groupe de parole ou à un talk show dans lequel chacun de nous pourra témoigner à son tour. Bref, on en ressort justement intranquille, remué.

Vu au Théâtre de Vanves. Mise en scène Perrine Mornay. Création sonore Sébastien Rouiller. Lumières Cyril Leclerc. Avec Aude Lachaise, Olivier Boréel, Serge Cartellier. Regard exterieur Thibaud Croisy. Photo de Perrine Mornay.