Photo JEAN LOUIS FERNANDEZ

Fin de l’histoire, Christophe Honoré

Par Nicolas Garnier

Publié le 3 février 2016

Avec Fin de l’histoire, Christophe Honoré s’arrête sur l’idée post-moderne d’une fin des grands récits, idée selon laquelle l’Histoire avec un grand H aurait déserté le monde occidental après le dernier grand conflit mondial et la fin de l’opposition entre les deux grands blocs, qui aurait vu le triomphe d’une idéologie capitaliste néo-libérale et son développement hégémonique sur la surface du globe – à une époque pourtant où cette lecture semble de moins en moins tenir la route, et où les oppositions à l’idéologie mercantile se font de plus en plus véhémentes. Il réfléchit l’état transitoire et pour ainsi dire informe qui semble caractériser le rapport d’une certaine génération contemporaine au déroulement historique. Pour investiguer cette forme quoi de mieux qu’une figure elle-même adolescente, plongée dans cet âge bâtard, ni complètement adulte mais déjà plus seulement enfant. Honoré trouve cette figure en la personne d’un Witold Gombrowitz dans la force de l’âge.

Dans un hall de gare des années 30 fidèlement reconstitué, la famille Gombrowitz est coincée pour la nuit après avoir manqué de peu son train. En cette année 1939, la menace nazie est plus pressante que jamais, et le père de famille ne manque pas une occasion de le rappeler. Dans cette atmosphère pesante il s’agit de se faire tout petit et de se fondre du mieux possible dans le modèle arien prôné par le régime national socialiste voisin. De ce modèle Witold est pourtant l’antithèse parfaite. Jeune intellectuel gringalet et efféminé, il semble flotter avec allégresse et ironie au-dessus du marasme général. Ambigu jusque dans ses rapports amoureux, il ne se suffit pas de sa relation avec une jeune femme d’allure germanique bien comme il faut, mais séduit encore un jeune garçon passant lui aussi la nuit dans la gare. Amant frivole, il ne se laisse pas facilement contraindre dans une case. Immature, il ne se sent pas troublé et virevolte plutôt entre les membres de la fratrie, au grand désarroi du reste de la troupe. Peu à peu, autour de lui, sa famille se dévoile, haute en couleurs. Sa sœur notamment, incarnée par l’incroyable et folle furieuse Marlène Saldana, se révèle non moins excentrique et parvient même à lui voler la vedette le temps d’une séance de danse survoltée tout simplement mémorable.

Passé le premier acte, la famille Gombrowitz attendant son train cède la place à un colloque anachronique autour du thème de l’Histoire. On retrouve entre autres penseurs Hegel, Marx, Derrida et, bien sûr, Francis Fukuyama, célèbre pour avoir défendu l’idée d’une fin de l’histoire dans son livre éponyme. Se servant des bancs amovibles de la gare vide comme d’une tribune, les acteurs développent chacun dans les grandes lignes la thèse qu’ils incarnent. Tandis que Hegel défend l’idée d’une apothéose de l’Histoire advenue dans les batailles de Napoléon 1er, Marx s’oppose à Fukuyama et donne sa vision d’une lutte sociale mobilisant le développement historique. Pour finir, les penseurs se voient à leur tour remplacés par une cohorte d’hommes politiques répondant à l’appel du jeune Witold qui souhaite connaître, avant son départ pour l’Argentine, ce que l’avenir réserve à sa Pologne natale.

Dans une version uchronique de la conférence de Yalta, l’ensemble des protagonistes du conflit mondial répondent présent. Ainsi, à la table des négociations, devant la Pologne et la Tchécoslovaquie impuissants et réduits au rang de faire-valoir, les Alliés négocient avec les forces de l’Axe, Adolf Hitler et Benito Mussolini. Devant une carte de l’Europe astucieusement constituée de valises sur des escaliers, les quelques grandes puissances européennes se repaissent des petits pays, trop faibles pour avoir voix au chapitre, avant que dans un final tonitruant une fumée épaisse n’envahisse la scène.

Christophe Honoré nous propose une recherche virtuose et bien rythmée autour de la confrontation entre l’immaturité informe et la forme historique. Même s’il s’enferme parfois dans un ton mélancolique irritant à force d’être plaintif, son écriture brillante et généreuse et le jeu des acteurs, au premier rang desquels surnage largement l’inénarrable Marlène Saldana, confèrent à la pièce un souffle agréable.

Vu à la Maison des Arts de Créteil. Texte de Christophe Honoré d’après Witold Gombrowicz. Mise en scène Christophe Honoré. Scénographie Alban Ho Van. Avec Jean-Charles Clichet, Sébastien Éveno, Julien Honoré, Erwan Ha Kyoon Larcher, Élise Lhomeau, Annie Mercier, Mathieu Saccucci, Marlène Saldana. Photo Jean Louis Fernandez.