Photo 1Horizon Chloé Moglia 07 ©Richard Louvet

Extension Sauvage : Danse & paysage

Par François Maurisse

Publié le 5 juillet 2018

Pour sa septième édition, du 29 juin au 1er juillet dernier, le festival Extension Sauvage a secoué la petite bourgade bretonne de Combourg et l’atmosphère paisible et hors du temps du Château de la Ballue et de ses jardins, si luxueusement entretenus et mis en valeur. La scénographe Nadia Lauro et la chorégraphe Latifa Lâabissi sont aux commandes du festival depuis sept ans maintenant, et difficile de ne pas se laisser séduire par leur programmation, aussi bien exigeante que plurielle, s’établissant tour à tour dans un parc, espace public de la ville ou dans les plus confidentiels jardins de la Ballue et ses environs.

Grimper au ciel

Pour son solo Horizon, la circassienne et performeuse Chloé Moglia est suspendue à une structure blanche et courbe à la forme épurée, plusieurs mètres au dessus du sol. Elle s’y hisse délicatement, avant de laisser tomber l’épaisse corde qui lui a permis de grimper, comme pour rompre tout lien avec le sol. Ses mouvements sont lents et précis comme motivés par une qualité de corps particulière, comme si, toutes antennes dehors, elle se laissait aller à un état d’hyper-perception de son environnement. Un doigt est doucement pointé en direction du soleil rougeoyant, un délicat revers de la main chasse une mouche, le visage se tourne pour regarder l’envol d’un oiseau.

Dans le ciel, chaque acrobatie – les lents renversements, les équilibres précaires, les glissements des muscles, les changements de position – semblent d’une facilité déconcertante. Chloé Moglia est si ferme, si précise, si virtuose qu’on en oublie volontiers le danger, absorbés par l’image de ce corps volant, frémissant parfois dans une légère brise. Le temps est ralenti, aussi suspendu que l’artiste et chaque mouvement tracé dans l’espace semble être réalisé dans une matière liquide. C’est cet espace environnant, ce vide se remplissant soudain d’une multitude de micro-événements comme habité et densifié, qui donne littéralement à voir, tout autour du corps de l’acrobate, le vent et la lumière, le tissu du monde.

Un concert dispersé

Pour Éparpiller, Pascale Murtin, accompagnée de quelques uns de ces comparses habituels (parmi eux François Hiffler qui compose avec elle le duo Grand Magasin) s’est associée à une chorale locale de Combourg. Les partitions et les textes ont été écrits par Pascale, pendant un temps de rééducation à la suite d’un accident. Ils ont agit pour elle en qualité d’exercices thérapeutiques, dans le but de se saisir à nouveau du monde. Des jeux de mots, des homophonies, des allitérations en troublent la compréhension et participent volontiers d’un certain éclatement du sens des phrases, amusant et malin.

Éparpillement physique pour un désordre sémantique. Les textes sont chantés par la chorale parfois divisée jusqu’en quatre groupes épars, opérant des déplacements erratiques dans le sous-bois aux abords du lac de Combourg. Librement, les spectateurs sont invités à aller et venir sous les frondaisons, au son du froissement des fougères sous leurs pas, d’un groupe à l’autre, décelant au passage de subtils décalages entre les chanteurs, les unissons, les canons et les harmonies, au coeur de l’ambiance sonore rêveuse de la forêt.

Une rue sauvage

Avec Rue, qui a déjà écumé de multiples espaces (le musée du Louvre, la ménagerie de verre, la piazza du Centre Pompidou, le Collège des Bernardins, l’Université Paris 8…), le chorégraphe brésilien Volmir Cordeiro créé un joyeux rituel païen, au coeur de la cité et des circulations qu’elle abrite. Pour Extension Sauvage, c’est dans deux nouveaux espaces atypiques des jardins du Château de la Ballue qu’elle se tient : un théâtre de verdure, en dispositif frontal, devant une toile de fond en laurier palme, et dans l’Allée des Châtaigniers, en version déambulatoire, permettant aux performeurs comme au public de s’enfoncer, peu à peu, dans la perspective naturelle qu’offre le chemin.

Le longiligne Volmir Cordeiro et le musicien Washington Timbo (affublé de son tambour) semblent faire appel à une magie mutine soudant la communauté. Comme violemment possédé par les Orishas lovées au creux des arbres, des fourrés et des rivières, le chorégraphe déploie un vocabulaire chaloupé, rythmé et sensuel, singeant les personnes présentes dans le public, mimant des situations étranges, affublé de multiples attributs outranciers, à la manière d’un esprit plaisantin et ancestral. Un parapluie volé à un spectateur, des lunettes de soleil et un sac à main chipé à un autre composent le costume de cérémonie de cette silhouette, aussi blanche que celle de son comparse est noire, pour lui permettre de scander des formules magiques groovy et mystérieuses (si vous entendez quelqu’un dire / qu’il vient d’anéantir / un grand empire …) et de perpétrer un joyeux sort, permettant d’entraîner avec lui dans son déhanchement farceur, un public envouté.

Un crépuscule indochinois

Pour sa  dernière création, L’Amant, Yves-Noël Genod, a décidé de travailler des extraits du mythique roman de Marguerite Duras et met en scène la lente récitation du texte par la jeune comédienne Yuika Hokama. Hypnotisant, son phrasé suspendu convoque une série d’images aussi vacillantes que charnelles, comme peuvent l’être les souvenir lointains. La jeune fille traversant le Mékong, les tendres gestes du chinois dans sa garçonnière feutrée, les passant bruyants des chaudes rues de Saïgon viennent hanter l’espace de la performance, réduit au strict nécessaire : sous les épais feuillages des tilleuls, dans la touffeur du crépuscule, sous la clignotante lumière du soir qui tombe sont dispersées de simples chaises en plastique blanc, autour desquelles la comédienne ondule doucement.

Élastique, se perdant en de vertigineux allers-retours dans la mémoire de l’auteur, le récit semble distendu et indolent. Un épais silence pèse autour de l’assemblée des spectateurs, conférant un caractère assourdissant aux différents bruits produits par le jardin se préparant pour la nuit, les derniers chants des oiseaux, les bruissements des feuilles, un chien qui s’ébroue. Dans ce laisser-aller, la peau des souvenirs se tend, pour accueillir, surface hyper-sensible, les multiples stimuli d’un récit sensuel, complexe, moite et désirant.

Adam et Ève disco  

Le décors original d’iFeel2 du suisse Marco Berrettini est initialement composé de suspensions végétales qui évoquent un jardin. Dans les jardins du Chateau de la Ballue, nul besoin de scénographie pour poser le décors édenique de la performance, tout au long de laquelle le chorégraphe et sa partenaire Marie-Caroline Hominal s’épuisent en la répétition d’une même courte phrase chorégraphique. Ce mouvement, disco, fluide, sur la base d’une série de pas de côté, convoque tout le corps dans un balancement inlassable, du bout du pied jusqu’à la nuque. Les deux corps, un homme et une femme comme un couple mythique, se font face, torses nus, vêtus seulement chacun d’un étroit pantalon noir. La musique qui rythme l’ondulation des danseurs a été écrite spécialement pour le spectacle par le groupe Summer Music, composé de Berrettini et Samuel Pajand, accompagné d’Hominal elle-même.

Les voix des performeurs chantant sur les morceaux qui s’enchaînent sont parfois accompagnées de longues notes de trompette nous parvenant depuis la haie qui fait office de fond de scène, complexifiant ainsi les accords électro ou rock’n’roll de la bande son. Une troisième présence sort alors très lentement des buissons affublé d’un étrange costume de camouflage aux longs poils verts, à la manière du serpent tentateur mythique. Il déplie une table de camping, commence à manger un sandwich, boit un soda, avant de les offrir aux danseurs, comme s’ils participaient à un marathon de danse façon On achève bien les chevaux. Après que le couple originel a croqué dans cette junk food de la discorde, alors que les pas s’emballent peu à peu, que le temps passe, que la fatigue creuse les traits des visages et engourdissent les muscles, la mystérieuse silhouette de Pajand disparaît, emportant avec lui les deux danseurs, laissant l’espace du jardin bien vide, bien creux et bien silencieux.

Vu à Combourg et dans les jardins du Château de la Ballue dans le cadre du festival Extension sauvage. Horizon de Chloé Moglia. Éparpiller de Pascale Murtin. Rue de Volmir Cordeiro. L’Amant d’Yves-Noël Genod. iFeel2 de Marco Berrettini. Photo © Richard Louvet.