Photo Agathe Poupeney

Eliogabalo de Cavalli, Thomas Jolly

Par Yannick Bezin

Publié le 16 septembre 2016

Pour ses débuts à l’Opéra de Paris, le metteur en scène français Thomas Jolly pouvait difficilement rêver mieux que de se confronter à Eliogabalo de Francesco Cavalli. L’intrigue reste somme toute assez classique pour un opéra baroque vénitien (les amours contrariés, déçus ou confirmés de deux couples), mais le cadre de la Rome antique sous Eliogabalo ouvrait la voie à tous les fantasmes scéniques. Ce très jeune empereur (il a 14 ans quand il accède au pouvoir) qui ne régna que quatre ans appartient à la légende noire de l’histoire romaine : prêtre d’un culte solaire moyen-oriental, il apparaît comme un éphèbe efféminé et voluptueux, avide de conquêtes amoureuses aussi variées qu’éphémères, ayant osé instaurer un sénat des femmes ! Auréolé de ses succès au théâtre, cette production de Thomas Jolly était très attendue. D’autant plus que la création posthume de l’œuvre ne datant que 1999, les mélomanes n’ont eu que très peu l’occasion d’écouter cette partition. Depuis René Jacobs qui l’a donné à la Monnaie de Bruxelles en 2004 dans une mise en scène de Vincent Boussard, on ne compte que cinq productions en Europe et outre-Atlantique. Stéphane Lisner propose donc d’ouvrir la saison 2016-2017 avec une rareté.

Plus que tout autre élément de cette production et dès le levé de rideau, le contraste de l’espace scénique et des lumières surprend sur une scène d’opéra. L’usage des projecteurs dits « asservis », combiné au noir intégral du plateau (murs, sol, praticables et même certains costumes), donne l’impression que tout ce à quoi nous assistons se déroule au plus profond d’un palais, loin de la lumière naturelle et de l’air. Leur puissance renforce paradoxalement l’impression d’étouffement. Dans l’ensemble, les lumières d’Antoine Travert sont une proposition audacieuse et réussie, marquant les grands moments du drame.

Les costumes de Gareth Pugh suscitent un avis plus mitigé car ils sont si hétéroclites que les personnages ne semblent pas appartenir au même univers, voire au même opéra ! La Rome antique se fait sentir dans la blancheur simplement ourlée d’un bleu sombre des robes de Gemmira et Eritea, mais la tunique d’Alessandro le fait plus ressembler à Moïse qu’à un romain. La démesure du pouvoir spirituel appuyé au pouvoir temporel d’Eliogabalo ainsi que sa folie se manifestent dans des costumes sculpturaux aux couleurs sacrées (violet et rouge, associés à l’or, blanc immaculé). Quant où personnages annexes (Zotico, Lenia, Nerbulone et Tiferne), ils semblent plutôt sortis d’une collection de mode récente inspirée par les pratiques SM. Enfin le symbole de cet empire relève autant des foudres romaines que du logo d’un point de rencontre de lieu public…

Thomas Jolly semble avoir lissé toutes les aspérités de cette perle noire qu’est Eliogabalo, en tant que personne historique et personnage de livret. Seule la compréhension des relations entre les personnages, leurs transformations et les conséquences sur la psychologie de chacun d’eux semblent l’avoir intéressé. Il est vrai que la proposition scénique révèle une intelligence du texte et de l’action dramatique qui gagnent en lisibilité mais qui deviennent finalement la seule dimension de cette production. La preuve en est que c’est Eliogabalo qui entre en scène le premier et donne autorisation au chef d’ouvrir la partition. Ainsi, tout au long de cette production, une certaine forme de théâtre, axée sur les personnages, prime sur tout le reste. Ni les chorégraphies insignifiantes, ni les décors lourds et mal commodes, n’ouvrent une autre dimension scénique.

La distribution vocale est homogène et de bon niveau, même si s’en détachent, pour des raisons cependant inverses, Franco Fagioli dans le rôle d’Eliogabalo et Valer Sabadus dans celui de Guiliano. La voix de ce dernier, très légère, quasi éthérée, semble inappropriée pour incarner le préfet de la garde prétorienne. Si la distribution exige un contre-ténor, une autre tessiture serait plus en phase avec le rôle. De plus, sa voix est peu puissante, son émission est faible et peine à se projeter dans l’espace. La salle du Palais Garnier n’est certes pas idéale pour la musique baroque mais elle n’est pas le seule en cause ici. Au contraire, Franco Fagioli assume mieux les dimensions vocales et scéniques du personnage éponyme. Bien que ce rôle ne comporte que peu de numéros de bravoure pour le chanteur, il semble incarner avec plaisir cet empereur aussi fou que folle. Les deux rôles féminins principaux, tenus par Nadine Sierra et Elin Rombo, sont l’occasion de belles prestations et d’un beau duo. Paul Groves domine vocalement son rôle d’Alessandro, sans vraiment l’incarner, alors qu’Emiliano Gonzalez Toro, dans le rôle travesti, de la nourrice Lenia s’en donne à cœur joie.

Finalement, le plus beau de cette production, n’est-ce pas la musique de Cavalli ? Refusée par les commanditaires, démodée avant même d’être donnée, jamais jouée du vivant de l’auteur, cette partition recèle pourtant quelques beaux lamentos féminins. Leonardo García Alarcón et sa Cappella Mediterranea parviennent à la ressusciter sans pour autant réussir à lui donner chair.

Vu à l’Opéra Garnier. Mise en scène Thomas Jolly. Décors Thibaut Fack. Costumes Gareth Pugh. Lumières Antoine Travert. Chorégraphie Maud Le Pladec. Photo Agathe Poupeney.