Photo el baile lequai juin 2017

El Baile, Mathilde Monnier & Alan Pauls

Par François Maurisse

Publié le 30 novembre 2017

Chorégraphe particulièrement prolixe (on compte plus d’une cinquantaine de création depuis 1983), Mathilde Monnier a toujours su s’entourer d’auteurs, de danseurs, de chorégraphes, musiciens ou de plasticiens (Philippe Katerine, Jean-Luc Nancy, Erikm, La Ribot entre autres). Pour El Baile, elle collabore avec l’écrivain portègne Alan Pauls – avec qui elle co-signe la pièce – et nous emmène à Buenos Aires : c’est dans la capitale argentine qu’elle est allée chercher une jeune équipe de danseurs, pour parcourir avec elle une trentaine d’année de l’Histoire argentine.

Le Bal (1981, du metteur en scène Jean-Claude Penchenat, adapté à l’écran par Ettore Scola en 1983), dont est librement inspiré El Baile, est le canevas de la structure de la pièce. La scénographie, comme dans l’oeuvre originale, se compose autour d’un espace laissé libre au centre, encadré de deux rangées de chaises. Des lignes tracées sur le plancher rappellent les marquages présents au sol des gymnases. Au fond, une grande boîte de bois dans laquelle se trouvent un micro et une chaise est trouée d’une fenêtre grillagée. Vêtus de costumes quotidiens mais chaussés le plus souvent de souliers très brillants, très précieux, et très inconfortables, les douze interprètes jettent des regards de défi en adresse aux spectateurs, s’épuisent en des cumbias et des malambos survoltés, ou interagissent dans d’étonnantes scènes de friction à la limite du SM.

La dramaturgie de la pièce, à l’image des soubresauts de l’indomptable histoire argentine, est éclatée et anti-chronologique. En effet, l’idée n’était pas de faire une pièce documentaire ployant sous le poids d’un récit didactique et désincarné mais de cerner la manière avec laquelle les corps argentins contemporains sont encore marqués par des années de dictatures violentes, par les crises, les bouleversements politiques soudains et l’étau de la tradition. À rebours de la logique du progrès, El Baile s’attarde particulièrement sur la musique, les chants et les présences charismatiques de ses interprètes pour rassembler les pièces d’une cartographie protéiforme de l’Argentine.

Si Le Bal faisait la part belle aux danses de couple, El Baile est une véritable pièce de groupe, portée par une communauté organique de danseurs à la complicité manifeste. La scène de tango tant espérée prend une tournure inattendue quand tous les danseurs s’alignent les uns derrière les autres, subvertissant la tradition genrée et rigoureuse de cette danse à deux pour en livrer une version collective et ludique. C’est dans un jeu de relations entre les individus, complexe, habile et sensible que se dessine l’histoire d’un pays. Envisagés de manière idiosyncrasique, les corps des interprètes semblent traversés et travaillés par une multitude de facteurs d’autorité ou d’oppression politiques et culturels plus ou moins évidents, mais aussi par des élans libérateurs et émancipateurs. Ils se font alors hérauts d’une fable sociale et charnelle, à mille lieux des catalogues événementiels qu’on trouve habituellement dans les livres d’histoire.

Vu au Théâtre National de Chaillot. Conception et chorégraphie Mathilde Monnier et Alan Pauls. Avec Martin Gil, Lucas Lagomarsino, Samanta Leder, Pablo Lugones, Ari Lutzker, Carmen Pereiro Numer, Valeria Polorena, Lucia Garcia Pulles, Celia Argüello Rena, Delfina Thiel, Florencia Vecino, Daniel Wendler. Photo © Christophe Martin.