Photo 3 © Pierre Bouglé

Dionysus in 69 project, Seilman Bellinsky

Par Nicolas Garnier

Publié le 17 mars 2017

Ambiance psychédélique à Stéréolux à Nantes où on se replonge dans la mythique décennie soixante à travers un projet qui la subsume toute entière, Dionysus in 69. A l’origine, un spectacle vivant orchestré par la troupe électrique du Performance Group, joué près de 270 jours d’affilés au Performing Garage à New York. Rapidement, en 1970, le jeune Brian de Palma découvre par son ami William Finley cette performance radicale et, fasciné par la labilité inédite qu’elle instaure entre acteurs et spectateurs, décide de la fixer sur pellicule. Il cosigne avec Richard Schechner, metteur en scène de la troupe, un film éponyme en splitscreen où deux caméras filment l’action, alternant entre comédiens et public de manière égale. C’est donc à ce film que s’attaque le duo Seilman Bellinsky, jeune formation musicale nantaise composée de Rémy Bellin et Jonathan Seilman évoluant dans les sphères post-rock, sous la forme d’un ciné-concert « augmenté » au titre proche du projet original, Dionysus in 69 project.

Dans la lignée des happenings d’Allan Kaprow et de la compagnie du Living Theatre, la spécificité de la proposition du Performance Group, sa grande radicalité était de brouiller ostensiblement les barrières séparant habituellement la scène de la salle. À la différence cependant de beaucoup de créations ultérieures pour lesquelles cette exigence d’indistinction est devenu un slogan creux, la troupe emmenée par Schechner se donnait réellement les moyens de ses ambitions. Le Performing Garage qui accueillait les activités du groupe n’avait strictement rien à voir avec une salle classique, son nom était un véritable statement, il s’agissait bel et bien d’un vaste espace entièrement dégagé, sorte d’entrepôt ou de garage, dans lequel les spectateurs étaient invités à nicher où ils pouvaient.

Fidèle à l’esprit plutôt qu’à la lettre, nous prenons place dans un grand plateau sombre occupé par trois grands écrans, une massive structure en bois, reproduisant celles du Garage, et un petit promontoire central sur lequel gît un premier corps féminin inerte (la danseuse Lucie Collardeau). Un second personnage (le danseur Bryan Campbell), animé lui et dansant, se glisse silencieusement entre les membres du public, frôlant les corps, bloquant la vue, surprenant ça et là les personnes distraites. Comme dans la version originale, les interprètes ne sont pas nus, mais vêtus d’une tenue légère. Les deux corps, figurant indistinctement Penthée, Dionysos et ses bacchantes, entament une danse muette, reprenant dans une gestuelle androgyne l’héritage chorégraphique issu de la tradition dionysiaque. Les deux danseurs sont parcourus de spasmes, exhalent et râlent tandis qu’ils bondissent avant de recommencer à rôder. On reconnaît dans les déplacements de profile des références fugaces aux ballets de Nijinsky.

Cependant on se rend rapidement compte, dès que la projection commence, que ces deux figures ne seront pas centrales dans l’expérience. Le film de Brian De Palma et Richard Schechner est projeté dans son intégralité et provoque parfois un conflit d’attention avec la présence des deux danseurs. On se retrouve happés par les images qui dégagent encore cette intensité si caractéristique de l’époque. Les comédiens sont en transe, à commencer par Dionysos et Penthée incarnés respectivement par un William Finley et un Will Shepherd incandescents. Les bacchantes ne sont pas en reste, une horde d’amazones lascives et enivrées aux pulsions tout à la fois guerrières et orgiaques. Lors des scènes de folie collective certains spectateurs se prennent au jeu et participent à la débauche festive. Devant la projection, en revanche, le public français reste sage. La pandémie qui s’empare des corps ne traversent pas le cordon sanitaire de l’écran.

L’ensemble de la performance contemporaine est beaucoup plus timorée. Les temps ont changé et la débauche n’a plus forcément cette valeur subversive qu’on lui attribuait à l’époque. Plutôt qu’à un grand retournement des conventions survitaminé, la musique lente et grave de Seilman Bellinsky, emprunte d’un psychédélisme mélancolique, donne à l’ensemble un tonalité de fin de soirée, quand, après la passion des premiers temps, la fête survit presque par entêtement. En témoigne les deux interprètes, Bryan Campbell et Lucie Collardeau, qui demeurent immobiles en attendant que le ciné-concert se termine. La très belle composition musicale joue alors un rôle ambigu, entre la partition et l’incantation, l’appel à un monde révolu qu’on aimerait peut-être, mais sans le vouloir vraiment, voir renaître. Si l’énergie de la performance n’est plus la même qu’il y a maintenant presque cinquante ans, la nouvelle proposition sonore de Jonathan Seilman et Rémy Bellin propose une nouvelle teinte à ce film devenu un classique du spectacle vivant, et c’est bien là ce qu’on attend d’une relecture.

Vu à Stereolux à Nantes. Conception et chorégraphie Jonathan Seilman. Danse et interprétation Bryan Campbell, Lucie Collardeau. Photo © Pierre Bouglé.