Photo Marc Coudrais

DATA-Noise, Myriam Gourfink & Kasper T. Toeplitz

Par Boris Atrux

Publié le 2 décembre 2016

DATA-Noise s’organise d’abord dans l’espace, incontestablement, selon une symétrie qui d’emblée ne fait pas de distinction ou n’apporte aucune préférence entre Myriam Gourfink et Kasper T. Toeplitz. Face à nous, à gauche donc, une danseuse, figure singulière de la scène contemporaine, qui depuis une bonne décennie formalise son propre langage de composition, tout près de la recherche musicale la plus sérieuse. Depuis le début de son parcours de chorégraphe, ce langage s’origine dans la pratique du yoga et du souffle : une connaissance de l’intérieur du mouvement et une conscience très aigüe de l’espace. Les interprètes de ses partitions sont souvent conviés à agir dans des dispositifs évolutifs où leurs actes viennent transformer les événements qui leur arrivent et nous arrivent. Régulièrement, elle s’entoure de moyens informatiques de perturbation et de re-génération en temps réel. Pour DATA_Noise elle est ainsi accompagnée, à droite, de la recherche musicale la plus sérieuse incarnée en un compositeur et musicien œuvrant aussi bien dans l’univers de la musique « académique » que dans celui de la musique électronique et « noise music », fréquent collaborateur de projets chorégraphiques.

Suffisamment rares sont ces pièces où les deux interprètes, sans être tous les deux danseurs, décident de se mettre à ce point au service l’un de l’autre, dans une relation symbiotique nécessaire. Et c’est un sentiment qui ne nous quitte pas, et qui survient du fait d’une logique de co-construction totale du son et du sensible, où l’on décentre son regard de l’interprète principal (du fait de l’appréciation plus diffuse d’une lenteur, sonore et visuelle aussi, où tout prends du temps face et autour de soi), pour embrasser un espace beaucoup plus grand que la fixation d’un point, aussi mouvant soit-il. Car c’est bien deux corps ancrés solidement au sol qui produisent DATA_Noise, chacun opérant à partir et derrière/dessus (de notre point de vue de spectateur) une grande table métallique qui leur sert de support de travail. Sur celle du musicien, plusieurs ordinateurs et matériel de traitement sonore, de programmation information et de « live-electronics ». Sur celle de la danseuse, un petit ordinateur posé dans l’angle gauche le plus proche de nous.

Encore plus qu’un duo, cette pièce est fondée sur un partage et un échange constant de données qui transite par des ordinateurs, des logiciels, des câbles, des hauts parleurs, des appareils digitaux, des néons, des capteurs attachés au corps, et des infra-gestes de la part des deux interprètes. Des corps si reliés à des machines et des machines si reliées aux corps, pervertissant la perception de qui gouverne qui, une forme d’opéra cyborg en somme. Cette co-construction vient brouiller d’une certaine manière l’idée que l’on se fait du corps dansant, du corps partition, du corps instrument, du corps producteur. À partir de ce travail qui se joue dans les intersections entre geste et composition sonore, gestes donnant vie et modulant en live à la musique. À l’issue de l’heure que dure la pièce, après que ce soit dissipée une impression réellement terrassante (d’abord, à la fin de la pièce, personne ne quittait les bancs de la salle OFF de la ménagerie de verre), deux effets semblent vouloir rester en nous. La question de la densité d’abord : le travail chorégraphique impressionnant de Myriam Goufink procure quelque chose de difficile à décrire.

Elle décide d’abord d’un rythme qu’elle ne quittera pas, qui est une translation resserrée de son corps dans l’espace (elle reste toujours pour ainsi dire à la même place, derrière, sur, contre sa table), et elle soumet son corps à des variations de mouvement lents, soutenus, intenses et concentrés, dans une tension et un effort palpables mais presque invisibles, hors de toute virtuosité de surface. C’est comme si les ressources de sa puissance et de son assurance trouvaient au contact de cette grande table métallique dont elle se sert comme d’une masse contraignante et opportune, un enjeu de taille. Ce qui s’opère au contact des deux, comme la résistance d’une forme inerte à des pressions de corps qui s’opèrent sur elle, est en tout cas fascinant. La question de la gravité ensuite : le travail sonore, dans la très faible hauteur de plafond de la pièce, au lieu de faire ressentir une sensation d’écrasement, génère une dilatation de l’expérience corporelle et mentale. Les structures de matière sonore travaillées par Kasper T. Toeplitz, soulèvent ou écrasent le corps du spectateur, mais provoquent des effets dans les choses, matérielles ou non, qui nous entourent : dans le corps de Myriam Gourfink, qui modèle le son par ses gestes, dans tous les objets, dans l’air, partout. Et peut-être ici le travail de la lumière, très spécifique, y est pour quelque chose aussi, concourant à créer une traversée de sensations nouvelles.

Vu à la Ménagerie de verre dans le cadre des Inaccoutumés. Conception, composition, programmation informatique et live-electronics de Kasper T. Toeplitz. Chorégraphie et interprétation de Myriam Gourfink. Photo © Marc Coudrais.