Photo © Christophe Raynaud de Lage

danse de nuit, Boris Charmatz

Par Céline Gauthier

Publié le 18 octobre 2016

danse de nuit comme un défi à nos théâtres trop douillets, une pièce en guise de réaction épidermique à l’urgence sociale et politique d’un temps bouleversé. Boris Charmatz assume le risque d’une danse engagée, quelquefois schématique, incarnée par une troupe de six danseurs survoltés qui saisissent les éclats d’un monde pas si lointain.

Nous voici conviés aux premiers frimas de l’automne, dans l’air piquant de la nuit tombante pour une danse hors-les-murs, dans un territoire dénudé mais peuplé d’ombres. Au coeur de la friche industrielle Babcock, haut lieu d’émergence d’une conscience ouvrière et sociale, l’espace scénique semble sans cesse à réinventer, façonnée par les faisceaux des puissants projecteurs dressés dans le dos des interprètes. Saisis par le froid et la perplexité nous nous pressons en cercle autour des danseurs : ceux-ci n’hésitent pas à briser l’arène et sans ménagement nous bousculent, parfois nous chassent d’une ruade ; ils nous intiment sans cesse de « bouger », nous aussi. L’influence des danses urbaines affleure dans chacun de leurs gestes tout autant qu’à travers leur accoutrement : combinaisons de chantier rehaussées de bandes réfléchissantes orange vif, doudounes épaisses et cache-oreilles criards.

Au centre des attroupements, les danseurs nous livrent de brefs récits presque anodins, souvent grivois, scatologiques parfois, qui laissent le spectateur interdit face au spectacle imposé d’une intimité décadente. Phrases hâtives ponctuées de gestes saccadés, animées par la gouaille d’une danseuse exaltée dont les gestes parfois se fondent dans le mime. De groupe en groupe leurs voix résonnent sous les hauteurs de la voûte métallique et s’unissent dans un même cri puissant : de ces mots inaudibles on ne perçoit que le ton, celui d’une colère et d’une sourde inquiétude latente. On saisit quelquefois les bribes d’une comptine populaire ou l’insistance de verbes cent fois répétés, parole chamanique accompagnée toujours de cette gestuelle chère à Charmatz : saccadée, triviale, issue des profondeurs de la vie urbaine où elle semble ne jamais s’épuiser.

Les spectateurs sont ballotés au rythme des déambulations des danseurs qui semblent sculpter la masse mouvante du public, telle une myriade d’insectes attirés par la lumière des puissants projecteurs, les yeux hagards dans le silence et la nuit. La foule encercle un quatuor tumultueux tandis qu’un danseur s’éloigne, suivi par quelques spectateurs : seul, il révèle que les plus vibrants instants restent ceux dévolus au silence, dans un solo en clair-obscur comme offert à la profondeur de la nuit. Ses gestes douloureux et fragiles semblent ricocher sur les murs de brique, accentués par sa longue tunique et sa bouche déformée en un cri muet.

danse de nuit propose une confrontation intime, parfois brutale avec des corps heurtés et décousus, empêtrés dans une danse bavarde par laquelle ils s’égarent : la parole devient sans doute superflue dès lors qu’elle contredit les corps et parfois éteint la puissance évocatrice des gestes. A rendre si tangible le réel les danseurs en viennent à brandir les poncifs comme étendard.

Vu à la Friche industrielle Babcock à La Courneuve (MC93 hors les murs) dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Chorégraphie : Boris Charmatz. Photo © Christophe Raynaud de Lage.