Photo Pascal Greco

danse de nuit, Boris Charmatz

Par Guillaume Rouleau

Publié le 5 septembre 2016

À quelques pas des Ports francs du canton de Genève, sur le parvis de la Maison de l’architecture – Pavillon Sicli, membrane de béton conçue par Heinz Isler qui abritait l’ancienne usine Sicli de production de matériel anti incendies, rendez-vous est donné pour une fête, une procession, une manifestation, une battle nocturne, une danse en open space. Nous sommes le 3 septembre 2016, il est 22h, et les spectateurs du festival de La Bâtie sont massés dans le noir sur un parking quelconque de périphérie urbaine, grillagé, envahi de mauvaises herbes. Le ciel est étoilé, les bâtiments adjacents et la route des Acacias constellés de tâches lumineuses. Un rendez-vous à ciel ouvert, donc, pour assister à la dernière pièce de Boris Charmatz : danse de nuit (2016).

Des projecteurs s’allument brusquement. Trois projecteurs dans le dos de techniciens vêtus de noir qui se déplacent avec. Dans danse de nuit, les éclairages dansent aussi : les porteurs marchent, bougent leur torse, suivent les danseurs de près, s’en éloignent. Ils éclairent ce lieu d’un instant : instant durant lequel le parking est détourné pour devenir un lieu de représentation, lieu de danse, lieu de parole : non pas unblack box mais un black urban space. Danse et parole se fraient un chemin dans le brouhaha urbain : les voitures et les trams qui circulent, les personnes installées en terrasse du restaurant de l’autre côté du trottoir et tous ces sons, craquements, crissements, frottements, que l’on peine à localiser, à nommer. Durant cette danse de nuit, le décor est déjà là : le mobilier urbain ; mais se transforme : les événements environnants. Le décor de danse de nuit change à chaque représentation mais ce n’est pas tant la structure qui change que ce qui s’y passe : les passants ce soir-là, la météo, etc. Et ce décor ne devient décor que parce qu’il entoure et prolonge les actions des danseurs sur le bitume.

Des danseurs-orateurs qui se dispersent, obligeant la masse à se diviser. Ashley Chen, Julien Gallée-Ferré, Peggy Grelat-Dupont, Mani Mungai, Jolie Ngemi et Marlène Saldana se séparent en prenant la parole. Ils séparent leurs paroles l’un de l’autre en des monologues sur des sujets d’actualité, des anecdotes personnelles énoncés en gesticulant, en étirant les mots tout en étirant les membres. Boris Charmatz, en chorégraphe de cette danse de nuit, est attentif à tous les pas effectués, à tous les mots prononcés, au public. Ici, ni siège attribué ni point de vue imposé. Le public est mobile, doit être mobile pour suivre les danseurs, voir ce qu’ils font, écouter ce qu’ils disent. Le spectateur peut se mettre en retrait ou bien s’approcher, comme lors d’un walk-in, acte lié à la désobéissance civile. Le public en arrive à être mis en abîme avec les personnes observant les danseurs, les passants observant les personnes qui observent les danseurs, les personnes observant les danseurs qui se mettent à observer les passants. Ce jeu de miroir provoqué par la configuration du lieu et la configuration de la chorégraphie itinérante dénotent et détonent dans le champ performatif.

En effet, cette mobilité du décor et cette mobilité chorégraphique favorisent une mobilité du discours. Un discours propre à la danse, d’une danse « urbanisée », d’une part, et un discours propre à la parole, d’autre part. Le discours propre à la danse est développement de celui du projet 20 danseurs pour le XXe siècle (présenté pour la première fois à Rennes en 2012) initié par Boris Charmatz, où des registres variés de chorégraphies donnaient un aperçu au présent de la danse au vingtième siècle. Des chorégraphies effectuées en simultané dans différents espaces (opéras, musées, bibliothèque, etc.) qui obligeaient le spectateur à faire un choix ou à se laisser surprendre. Le discours chorégraphiques est ici celui des gestes empruntant aux « danses urbaines » qui surgissent simultanément sur ce parking. Le discours oral est celui de ces prises de paroles publiques, sur des tons affirmatifs, à voix hautes non amplifiées, adressées à personne en général et à tout le monde en particulier. « Dormir, dormir, dormir… Écrire, écrire, écrire ». Les interprètes, le public, se rassemblent, se désassemblent. danse de nuit, c’est du rap a capella sur du bitume, des coups de poings dans le noir, des free speeches obscène sur un star system obscène, des étirements pour danser la ville, pour danser la nuit – et continuer le jour. Cette nuit, Boris Charmatz le raconte par la versatilité, en guetteur de nuit de ces dérapages chorégraphiques et verbaux nocturnes, continuant à danser l’histoire de la danse.

Vu dans le cadre de La Bâtie – Festival de Genève. Chorégraphie Boris Charmatz. Avec Ashley Chen, Julien Gallée-Ferré, Peggy Grelat-Dupont, Mani A. Mungai, Jolie Ngemi, Marlène Saldana. Lumières Yves Godin. Costumes Jean-Paul Lespagnard. Photo Pascal Greco.